La tour de Babel: mieux vaut en rire
La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien
Préambule
Selon la
Bible, peu après le Déluge, alors
qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de
bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour
se faire un nom. Alors Dieu irrité par
tant d'orgueil brouille leur langue afin
qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la
surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors
nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par
«brouillés»). Sans vouloir contrarier
cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en
flirtant
(ou en «contant fleurette»
si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès
divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Je commence par le
Portugais.
Le
portugais et moi (1)
Quiproquos
interculturels : les fruits
J’avais
pris des leçons de Portugais en 1952, en cours du soir. Je n’en
avais pas réellement besoin pour mes études, mais c’était comme
ça, j’en tirais du plaisir. A l’époque, j’avais 20 ans, je
voulais être consul à Curitiba comme disait la chanson en vogue. Je
fis finalement tout autre chose, allant notamment dans les Vosges
produire et vendre du papier hygiénique. J’oubliai mon petit
bagage de Portugais au fil des ans. Il ne m’en resta qu’une
phrase accrochée à ma mémoire pour je ne sais quelle raison :
« Haverà muita fruta este anno, segundo o que dizem
os camponeses » (« Il y aura beaucoup de fruits cette
année, d’après ce que disent les paysans »).
25 ans
plus tard, je pris fonction à Lisbonne dans un projet du Bureau
International du Travail (BIT). J’y arrivai armé de mon unique
phrase que je pouvais prononcer correctement mais qui n’était
vraiment pas facile à placer dans la conversation.
Pourtant,
lors de mon premier dîner dans la bonne société lisboète, après
avoir conversé en français tout au long du repas avec mes hôtes
parfaitement francophones, je saisis l’opportunité qui m’était
offerte lorsque la servante apporta sur la table une superbe
corbeille de fruits : « Haverà muita fruta este
anno, segundo o que dizem os camponeses »,
affirmai-je d’un ton sentencieux.
Mes
interlocuteurs me regardèrent avec stupéfaction comme si le chat
leur avait adressé la parole en japonais. « Mais vous nous
aviez caché que vous parliez parfaitement notre
langue ! ». Et ils embrayèrent aussitôt
sur le Portugais avec volubilité, à ma grande confusion…
Le
portugais et moi (2)
Quiproquos
interculturels : les cousins
Je
suis resté deux ans à Lisbonne. Tous les cadres de ce délicieux
pays parlaient alors Français et mes progrès en Portugais en
pâtissaient. Seule, ma concierge et femme de ménage me permettait
de pratiquer. Je lui dois beaucoup mais l’apprentissage n’a pas
été sans accrocs.
Chaque
matin, elle me réveillait en sonnant à la porte et en m’apportant
le pain frais du petit déjeuner. Elle était habituellement
accompagnée de son jeune fils qu’elle conduisait à l’école. Un
beau matin, j’ouvre la porte, encore chiffonné par le sommeil et
je la trouve exceptionnellement accompagnée d’un jeune homme (um
rapaz) d’environ 15 ans. Je me frotte les yeux, je
cherche à articuler, la langue pâteuse, une civilité quelconque :
- « Quem è este rapaz ? Qui est ce jeune homme ?
- E o filho do meu tio, là, na minha terra. C’est le fils de mon oncle, là-bas au pays ».
Je
veux dire quelque chose d’aimable à cette brave femme et à ce
jeune homme… Je réfléchis : le fils de l’oncle, c’est un
cousin. Mais comment dire cousin en Portugais ? Je saurai plus
tard qu’on dit « primo ». Pour
l’instant, je marche à la boussole. Je prends le pari que cousin
se dit « cuzinho » (prononcez : couzignou) et je me
lance, cérémonieux, solennel, le petit doigt sur la couture de mon
pantalon de pyjama :
« A
senhora tem um cuzinho muito simpàtico »
Je
croyais dire: “Vous avez, Madame, un cousin très sympathique”.
Le visage de la brave femme s’empourpra, son expression véhicula
un mélange de peur, de commotion, de scandale, de colère mais aussi
de satisfaction. Elle vacilla, hésita longuement sur l’attitude à
prendre, opta finalement pour la fuite après un dernier regard
d’incompréhension, d’interrogation et de frayeur. Elle tourna
les talons sans mot dire, traitant l’étranger inconscient avec
mépris et indulgence tout à la fois, mais aussi avec un je ne sais
quoi d’espoir et de reconnaissance.
Alerté
par ce comportement bizarre, j’allai dès mon arrivée au bureau
m’informer auprès de ma secrétaire, parfaitement bilingue :
« Carmen, cousin en Portugais, ça se dit bien cuzinho ? ».
Le long éclat de rire qui accueillit ma question me fit toucher du
doigt l’ampleur de ma bourde. Je venais tout simplement de dire à
ma concierge : « Vous avez, chère Madame, un petit cul
très sympathique »…
Mes
rapports avec ma concierge ne furent plus jamais les mêmes. Ils
manquaient de naturel. Elle semblait se demander si le lapsus devait
être attribué à ma lourdeur d’étranger ou si j’avais
sciemment joué l’âne pour avoir du son… Après tout, son mari
ne lui faisait peut-être plus souvent ce genre de compliment…
Le
portugais et moi (3)
Quiproquos
interculturels : les tomates
Nous
étions en 1977, au lendemain de la révolution des œillets. Mon
tailleur n’aimait pas le gouvernement de Màrio Soares. Il avait la
nostalgie des présidences autoritaires de Salazar et de Caetano. En
virevoltant autour de moi pour prendre mes mesures, mon tailleur m’expliqua donc sa
pensée politique avec force gestes:
« O
que precisamos aqui, è um homem forte, um homem de tomates ! »
Mon
portugais s’était déjà un peu affermi et j’ai cru pouvoir
comprendre cette phrase simple :
« Ce
dont nous avons besoin ici, c’est d’un homme fort, un homme de
tomates ! »
Un
homme fort, c’est clair, mais pourquoi diable un homme de tomates ?
Mais c’est bien évident : le concentré de tomates arrivait à
cette époque parmi les cinq meilleurs produits d’exportation
portugais. Mon travail m’avait amené à étudier avec soin le Plan
quinquennal du gouvernement. « O fomento das
exportações », la promotion des exportations y
était un leit motiv. Un bon chef de
gouvernement devait promouvoir la tomate, c’était clair comme de
l’eau de roche !
Le
cerveau encore bouillonnant d’idées novatrices pour inonder les
marchés de tomates portugaises et dérivés, je m’en fus dans les
ruelles tortueuses de la vieille ville à la recherche d’un petit
restaurant sympathique. Ils pullulaient. Tous affichaient sur des
ardoises le menu du jour : « Hà codorniz, hà
caracois, hà bacalhau com todos… », « Il
y a des cailles, des escargots, de la morue… ».
Une
ardoise me tint en arrêt : « Hà tomates de
carneiro », littéralement : « Il
y a des tomates de mouton ». J’entrai, ça sentait
bon. Ce mouton à la sauce tomate devait valoir le coup. Et puis je
me sentais investi d’un devoir d’aide au développement en
consommant de la tomate portugaise ! Je demandai à la serveuse
de plus amples informations :
« Os
tomates de carneiro, o que è ? Les
tomates de mouton, qu’est-ce que c’est ?»
La
serveuse se troubla et appela le patron à la rescousse.
Manifestement, la conversation que j’engageais était une affaire
d’hommes… Le tenancier s’approcha en roulant les mécaniques et
m’édifia avec des gestes sans ambiguïté : les deux mains
jointes, paumes en dessus, creusées en forme de godets, firent mine
de soupeser et entamèrent de haut en bas et de bas en haut un
mouvement de suspensoir… Les tomates de carneiro
étaient des testicules de mouton. Et, bien sûr, o homem
de tomates de mon tailleur, c’était un chef de
gouvernement qui « en avait »…
Tomate
doit s’employer au singulier si c’est vraiment de tomates qu’on
veut parler. Chers amis, si vous voyagez au Portugal, ce que je vous
conseille vivement, croyez-en ma vieille expérience : ne
demandez jamais au restaurant « uma salada de
tomates », commandez « uma salada de
tomate », même si vous voulez qu’on vous en mette
deux comme papa.
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