dimanche 21 août 2016

La tour de Babel: mieux vaut en rire

La tour de Babel: mieux vaut en rire


































La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien




Préambule

Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Je commence par le Portugais.






Le portugais et moi (1)



Quiproquos interculturels : les fruits




J’avais pris des leçons de Portugais en 1952, en cours du soir. Je n’en avais pas réellement besoin pour mes études, mais c’était comme ça, j’en tirais du plaisir. A l’époque, j’avais 20 ans, je voulais être consul à Curitiba comme disait la chanson en vogue. Je fis finalement tout autre chose, allant notamment dans les Vosges produire et vendre du papier hygiénique. J’oubliai mon petit bagage de Portugais au fil des ans. Il ne m’en resta qu’une phrase accrochée à ma mémoire pour je ne sais quelle raison : « Haverà muita fruta este anno, segundo o que dizem os camponeses » (« Il y aura beaucoup de fruits cette année, d’après ce que disent les paysans »).



25 ans plus tard, je pris fonction à Lisbonne dans un projet du Bureau International du Travail (BIT). J’y arrivai armé de mon unique phrase que je pouvais prononcer correctement mais qui n’était vraiment pas facile à placer dans la conversation.



Pourtant, lors de mon premier dîner dans la bonne société lisboète, après avoir conversé en français tout au long du repas avec mes hôtes parfaitement francophones, je saisis l’opportunité qui m’était offerte lorsque la servante apporta sur la table une superbe corbeille de fruits : « Haverà muita fruta este anno, segundo o que dizem os camponeses », affirmai-je d’un ton sentencieux.





Mes interlocuteurs me regardèrent avec stupéfaction comme si le chat leur avait adressé la parole en japonais. « Mais vous nous aviez caché que vous parliez parfaitement notre langue ! ». Et ils embrayèrent aussitôt sur le Portugais avec volubilité, à ma grande confusion…




Le portugais et moi (2)
Quiproquos interculturels : les cousins



Je suis resté deux ans à Lisbonne. Tous les cadres de ce délicieux pays parlaient alors Français et mes progrès en Portugais en pâtissaient. Seule, ma concierge et femme de ménage me permettait de pratiquer. Je lui dois beaucoup mais l’apprentissage n’a pas été sans accrocs.


Chaque matin, elle me réveillait en sonnant à la porte et en m’apportant le pain frais du petit déjeuner. Elle était habituellement accompagnée de son jeune fils qu’elle conduisait à l’école. Un beau matin, j’ouvre la porte, encore chiffonné par le sommeil et je la trouve exceptionnellement accompagnée d’un jeune homme (um rapaz) d’environ 15 ans. Je me frotte les yeux, je cherche à articuler, la langue pâteuse, une civilité quelconque :
  • « Quem è este rapaz ? Qui est ce jeune homme ?
  • E o filho do meu tio, là, na minha terra. C’est le fils de mon oncle, là-bas au pays ».
Je veux dire quelque chose d’aimable à cette brave femme et à ce jeune homme… Je réfléchis : le fils de l’oncle, c’est un cousin. Mais comment dire cousin en Portugais ? Je saurai plus tard qu’on dit « primo ». Pour l’instant, je marche à la boussole. Je prends le pari que cousin se dit « cuzinho » (prononcez : couzignou) et je me lance, cérémonieux, solennel, le petit doigt sur la couture de mon pantalon de pyjama :


« A senhora tem um cuzinho muito simpàtico »


Je croyais dire: “Vous avez, Madame, un cousin très sympathique”. Le visage de la brave femme s’empourpra, son expression véhicula un mélange de peur, de commotion, de scandale, de colère mais aussi de satisfaction. Elle vacilla, hésita longuement sur l’attitude à prendre, opta finalement pour la fuite après un dernier regard d’incompréhension, d’interrogation et de frayeur. Elle tourna les talons sans mot dire, traitant l’étranger inconscient avec mépris et indulgence tout à la fois, mais aussi avec un je ne sais quoi d’espoir et de reconnaissance.


Alerté par ce comportement bizarre, j’allai dès mon arrivée au bureau m’informer auprès de ma secrétaire, parfaitement bilingue : « Carmen, cousin en Portugais, ça se dit bien cuzinho ? ». Le long éclat de rire qui accueillit ma question me fit toucher du doigt l’ampleur de ma bourde. Je venais tout simplement de dire à ma concierge : « Vous avez, chère Madame, un petit cul très sympathique »…


Mes rapports avec ma concierge ne furent plus jamais les mêmes. Ils manquaient de naturel. Elle semblait se demander si le lapsus devait être attribué à ma lourdeur d’étranger ou si j’avais sciemment joué l’âne pour avoir du son… Après tout, son mari ne lui faisait peut-être plus souvent ce genre de compliment…




Le portugais et moi (3)
Quiproquos interculturels : les tomates




Nous étions en 1977, au lendemain de la révolution des œillets. Mon tailleur n’aimait pas le gouvernement de Màrio Soares. Il avait la nostalgie des présidences autoritaires de Salazar et de Caetano. En virevoltant autour de moi pour prendre mes mesures, mon tailleur m’expliqua donc sa pensée politique avec force gestes:


« O que precisamos aqui, è um homem forte, um homem de tomates ! » 


Mon portugais s’était déjà un peu affermi et j’ai cru pouvoir comprendre cette phrase simple :


« Ce dont nous avons besoin ici, c’est d’un homme fort, un homme de tomates ! »


Un homme fort, c’est clair, mais pourquoi diable un homme de tomates ? Mais c’est bien évident : le concentré de tomates arrivait à cette époque parmi les cinq meilleurs produits d’exportation portugais. Mon travail m’avait amené à étudier avec soin le Plan quinquennal du gouvernement. « O fomento das exportações », la promotion des exportations y était un leit motiv. Un bon chef de gouvernement devait promouvoir la tomate, c’était clair comme de l’eau de roche !


Le cerveau encore bouillonnant d’idées novatrices pour inonder les marchés de tomates portugaises et dérivés, je m’en fus dans les ruelles tortueuses de la vieille ville à la recherche d’un petit restaurant sympathique. Ils pullulaient. Tous affichaient sur des ardoises le menu du jour : « Hà codorniz, hà caracois, hà bacalhau com todos… », « Il y a des cailles, des escargots, de la morue… ».


Une ardoise me tint en arrêt : « Hà tomates de carneiro », littéralement : « Il y a des tomates de mouton ». J’entrai, ça sentait bon. Ce mouton à la sauce tomate devait valoir le coup. Et puis je me sentais investi d’un devoir d’aide au développement en consommant de la tomate portugaise ! Je demandai à la serveuse de plus amples informations :


« Os tomates de carneiro, o que è ? Les tomates de mouton, qu’est-ce que c’est ?»


La serveuse se troubla et appela le patron à la rescousse. Manifestement, la conversation que j’engageais était une affaire d’hommes… Le tenancier s’approcha en roulant les mécaniques et m’édifia avec des gestes sans ambiguïté : les deux mains jointes, paumes en dessus, creusées en forme de godets, firent mine de soupeser et entamèrent de haut en bas et de bas en haut un mouvement de suspensoir… Les tomates de carneiro étaient des testicules de mouton. Et, bien sûr, o homem de tomates de mon tailleur, c’était un chef de gouvernement qui « en avait »…





Tomate doit s’employer au singulier si c’est vraiment de tomates qu’on veut parler. Chers amis, si vous voyagez au Portugal, ce que je vous conseille vivement, croyez-en ma vieille expérience : ne demandez jamais au restaurant « uma salada de tomates », commandez « uma salada de tomate », même si vous voulez qu’on vous en mette deux comme papa.































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