La
tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°3)
La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien
Préambule
Selon la
Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même
langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont
le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité
par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent
plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La
construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du
mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier
cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en
flirtant
(ou en «contant fleurette»
si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès
divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après le
Portugais, l'Allemand et le Russe, je continue par le Polonais.
Le polonais et moi (1)
Le 1er
septembre 1939, je n’avais pas encore 7 ans, je savais placer
Dantzig (aujourd’hui Gdansk) sur une carte et je comprenais bien ce
que signifiait l’expression « Faut-il mourir pour
Dantzig ? ». Elle s’appliquait en particulier à mon
père, en partance pour la guerre. L’entrée en guerre aux côtés
de la Pologne m’avait été présentée comme un geste
chevaleresque conforme au sens le plus élémentaire de la loyauté,
de la fidélité aux engagements pris, de l’honneur et de la
générosité alors que les accords de Munich étaient considérés à
la maison comme une honte. Que la déclaration de guerre n’ait été
suivie d’aucun effet et que l’armée française soit restée
l’arme au pied pendant que la Pologne était dépecée par ses deux
grands voisins ne retire rien à la beauté initiale du geste et des
sentiments qui l’ont accompagné.
Il
m’en restera toute ma vie un fantasme polonais. La Pologne est pour
moi une femme – très belle - qu’il faut protéger et délivrer
des griffes des méchants. Les garçons de ma génération humiliée
par la défaite admiraient Napoléon qui avait « soufflé sur
la Prusse » et ils ont tous rêvé d’une petite comtesse
Walewska à couver. Mon grand-père, conteur intarissable, renforçait
chez nous la fraternité d’armes franco-polonaise en rappelant que
les taxis qui avaient tant contribué à gagner la bataille de la
Marne en 1914 appartenaient à la compagnie G7 qui était dirigée à
l’époque par le comte André Walewski, un arrière-petit-fils
naturel de Napoléon Ier… « Un jour, il faudra que j’apprenne
le polonais » pensait déjà le petit Daniel.
10 ans
plus tard, nous sommes en 1949, je suis un tout jeune homme, le prix
Goncourt vient d’être remis à Robert Merle pour son roman
« Week-end à Zuydcoote » qui retrace le drame de
Dunkerque en juin 40.
Quel
rapport avec la Pologne ? Le voici : la page 31 est très
osée pour l’époque, on se la passe sous le manteau au lycée, on
se demande comment elle a pu ne pas être censurée… Deux soldats
de l’armée française en déroute conversent entre deux
bombardements ou mitraillages:
- « Et alors, qu’est-ce que tu as fait ce matin ? dit Alexandre
- Oh ! Rien ! dit Maillat, rien vraiment. Rien. Et puis si ! Tiens ! J’ai couché avec une Polonaise !
- Une Polonaise ! Pas possible ! J’en ai jamais baisé, moi, de Polonaise ! Une Polonaise, c’est quand même intéressant ! C’est fait comment, une Polonaise ?
- Comme les autres
- Mais raconte, nom de Dieu, raconte ! J’en ai jamais baisé, moi, de Polonaise ! Tu l’as eue tout de suite, là, au béguin ?
- Non, c’est le résultat d’une erreur, elle m’a pris pour un gendarme ».
Ce
passage fait merveille chez les lycéens. Tous les jeunots que nous
sommes, pour la plupart puceaux de la plante des pieds à la pointe
des cheveux, s’engagent dans une escalade verbale concernant leurs
prétendues conquêtes polonaises passées ou à venir dans un futur
proche : « T’as déjà baisé une polonaise,
toi ? T’en as baisé combien ? » Et
d’allonger un tableau de chasse réel ou potentiel impressionnant…
Le fantasme polonais est à son paroxysme. N’empêche que quelques
éléments de polonais, ça aiderait bien… « Un jour, il
faudra que j’apprenne le polonais » persiste à penser le
jeune Daniel émoustillé…
30 ans
plus tard, nous sommes en 1979, il faut que je me rende à
l’évidence, mon fantasme n’a fait aucun progrès vers la
concrétisation. Pourtant, j’en ai pincé il y a quelques années
pour ma principale collaboratrice, dévouée, efficace, blonde,
mutine, séductrice, allumeuse…Elle ne pouvait pas être plus
polonaise : elle s’appelait Polonowski ! Elle me laisse
le souvenir merveilleux quoique frustrant d’un pique-nique en tête
à tête, chez elle, tous deux lascivement allongés sur un tapis de
haute laine…
Elle
emménageait. Elle avait fait appel à ma musculature puissante (on
peut toujours rêver…) pour dérouler et mettre en place un grand
tapis blanc qu’elle venait de recevoir. On dit que « de
la table au lit, il n’y a qu’un pas » :
ici, même pas un pas à faire, il n’y avait qu’à rouler !
La pièce était entièrement vide, pas encore de meubles, juste un
tapis épais et moelleux qui enveloppe et chatouille et puis nous
deux, rien que nous deux ! Nous avions fait avec tendresse nos
petits achats pour déjeuner. Je m’étais montré généreux et
empressé: un repas fin sur tapis de haute laine... Rien de plus
érotique comme perspective! Oh ! Le frisson savouré
d’avance en montant l’escalier! Cette fois-ci, ça y était,
je touchais au but ! Bernique, mon vieux Daniel. Ceinture, tu
repasseras…Ta blonde incendiaire est finalement très prude !
« Merci, Daniel, c’était très sympa, merci pour
le coup de main, merci pour le déjeuner… ». Merci
quand même, douce amie, c’est un très beau souvenir rangé dans
le best of de ma mémoire du coeur.
Alors,
Daniel, toujours envie d’apprendre le polonais ? Non,
j’approche de la cinquantaine, il est temps de dételer…et de
passer le relais à mon fils aîné. Bon sang ne saurait mentir. Nous
habitons à L’Isle Adam dont le maire est un certain Poniatowski
qui multiplie les échanges de jeunes avec la Pologne. Mon fils
Jean-François va en faire partie : dans une randonnée équestre
dans les Carpates, il rencontre Goscia. Nous irons au mariage à
Varsovie, pas encore sous la coupe de Jaruzelski, l’homme aux
lunettes noires.
Le
polonais et moi (2)
Aller
à la noce sans pouvoir aligner trois phrases de polonais, ça me
semble inconcevable : alors j’achète plusieurs méthodes
dont, bien sûr, l’Assimil et je m’y mets avec passion. Longtemps
réservée aux Polonaises, ma passion s’affirme alors pour le
Polonais.
Je
dois cependant à la vérité de dire que je m’arrange pour joindre
l’agréable à l’utile : je me trouve une prof de polonais
séduisante, Teresa. Elle est jeune et belle, ce qui alimente mon
fantasme polonais, décidément coriace…Nous sortons quelquefois
dans les « bouchons » du vieux Lyon où je réside alors.
Nous nous entendons bien. Mais son visa expire, elle doit rentrer à
Wrocław (Les L, l barrés Ł, ł, sont une spécificité de la
langue polonaise. Prononcez à peu près: Vrotsouave).
Pour
la dernière leçon, la leçon d’adieu, elle m’invite à la
rejoindre chez elle. Cela me trouble profondément : y aura-t’il
un tapis de haute laine ? J’arrive… La porte est
entr’ouverte… J’entre. Elle est dans sa chambre… Elle me prie
de venir, c’est de bon augure… Elle est au lit…Je déchante
vite : elle a une angine, 40 de fièvre, un œil qui larmoie,
l’autre qui fait de la cire, une narine qui coule, l’autre qui
renifle, une oreille sourde, l’autre qui entend mal…Fraternel, je
vais pour elle à la pharmacie et je lave sa vaisselle. Nous
échangeons nos adieux, elle d’une voix mourante… Ah ! Il
m’y reprendra Robert Merle, avec ses Polonaises ! Les
Polonaises ne sont plus de mon âge, à toi de jouer, mon fils, on
reconnaît l’arbre à ses fruits !
Jean-François
et Goscia se marient en l’hiver 79. La chaleur de l’accueil fera
fondre la neige. Pour moi, c’est un très beau souvenir.
Mais
en attendant, la route de Varsovie est longue pour ma bonne vieille
Peugeot 305 et son chauffeur. L’épreuve principale est le
franchissement du « rideau de fer ». Jamais rien vu
d’aussi déprimant : labyrinthe de cheminements compliqués
entre les barbelés, miradors, mitrailleuses, chiens, files
d’attente, tout un univers concentrationnaire…
On
décortique ma voiture, on l’ausculte, on la désosse…Pas un
sourire, pas un mot aimable. Tristesse, peur, résignation, gestes
mécaniques, regards fuyants. Autant
les Allemands de l’ouest essaient d’effacer leur image guerrière
en adoptant des uniformes aussi civils que possible, autant
l’Allemagne de l’est garde toutes les marques de son militarisme
prussien. Les sentinelles font le pas de l’oie. Les autorités
portent encore les uniformes que j’ai trop bien connus pendant
l’occupation : le même casque, la même casquette à haute
visière des officiers…La morgue est insupportable. Je peste, les
mauvais souvenirs se réveillent, je marmonne des insultes du genre
« Sales Boches »…On nous libérera au bout de deux
heures au moins…
Ce
n’est pas fini : la vieille autostrade décrépite, aux
plaques de ciment disjointes, martyrise mes lombaires. A trois
reprises, j’essaie de m’arrêter dans une aire de repos. Je n’y
suis pas depuis cinq minutes que la police arrive : « Circulez,
y’a rien à voir, vous avez le droit de traverser le pays, pas de
vous arrêter »…Pas besoin d’être germaniste
pour comprendre qu’il n’est pas question de discuter. D’ailleurs,
tous les Français de ma génération connaissent au moins :
« Heraus ! » en allemand…Plus
loin, j’avise un travailleur et freine pour lui demander un
renseignement : jamais vu visage aussi effaré. Il ne sait
manifestement pas comment gérer pareille situation inhabituelle.
Hagard, il tourne la tête à droite, à gauche, lève les yeux vers
les arbres comme pour s’assurer qu’il n’est pas épié. Je lui
tends une bouteille de schnaps, pensant qu’une gorgée va le
détendre. Il prend la bouteille et s’enfuit à toutes jambes dans
les bois…
Après
ces épreuves, le premier contact avec la Pologne est un
enchantement : sourires, rires, amabilités… Tout semble
facile, tout baigne, tout transmet un message de bienvenue…Les
Polonais sont les Latins du monde slave. Leur langue chuinte comme le
portugais, est remplie de voyelles comme l’italien et de jotas
comme l’espagnol. Leur écriture est latine, Dieu merci, mais il y
a plusieurs lettres inconnues dans notre alphabet avec des accents et
des cédilles inattendus. Nous allons pouvoir nous arrêter dans un
restaurant simple mais accueillant et déchiffrer le menu. Je vais
pouvoir tester mon polonais :
« Jestesme
głodny (prononcer gwodné)!
Nous avons faim ! » dis-je à l’accorte servante qui
veut bien me faire le plaisir de prendre un air apeuré mais séduit
par l’ogre…
Allons-y,
ma belle, je vais tout te dire : kapusta,
le chou, j’adore ce mot-là ; chleb (avec
un CH dur comme en allemand), le pain ; szynka
(prononcer chinka), le jambon ; ser,
le fromage, sałat (prononcer : saouat), la
salade; mięsa (prononcer miensa), la viande ;
jarzynu (prononcer yajinou), les légumes ;
bigos, une délicieuse choucroute (représentée
ci-dessous) et pour faire passer tout ça, napić piwo
(prononcer napitss’ pivo), boire de la bière. Et pour la route,
kawa ou herbata (prononcer
le H comme une jota espagnole) qui n’est pas de l’herbe mais du
thé.
La
servante veut bien me rouler des yeux admiratifs, mais c’est pas
tout ça, on est pas là pour rigoler, la nuit est tombée, il faut
reprendre la route…
Cinq à
six cents kilomètres de conduite de nuit dans un brouillard à
couper au couteau… Varsovie est atteint à trois heures du
matin…Personne dans les rues, pas de plan, pas de portable, bien
entendu, un froid de canard. Une adresse : encore faut-il savoir
que ul. est l’abréviation de ulica (prononcer
oulitssa), la rue…
Enfin,
un passant surgit de la nuit épaisse: « Gdzie
jest ul… ? Où est ?… » . Il ne
sait pas mais il y a une cabine téléphonique pas loin et il va
appeler pour nous. Les secours arrivent, on nous loge (ce qui est
très difficile à l’époque en Pologne), on nous borde. Nous
serons réveillés avant l’aube par la première messe de 6 heures
du matin : spectacle inoubliable que cette foi ardente vue de
nos fenêtres, ces multiples pas dans la neige et la foule
silencieuse et recueillie qui vient remplir une église pleine à
craquer…La religion catholique est le bastion de toutes les
résistances au régime.
Je me
rappelle le mariage. Je me rappelle la mairesse qui officie à
l’hôtel de ville. Je me rappelle la gerbe déposée au monument
aux morts (Pourquoi ? Je ne me souviens plus, c’est une
tradition me semble-t’il). Je me rappelle le repas plantureux (le
pays était rationné, il fallait faire des queues interminables et
je ne sais comment nos hôtes se sont débrouillés). Je me rappelle
les chansons, les danses, les discours, les remerciements des jeunes
mariés : « Djiękuję, je remercie,
Djiękujeme, nous remercions, Djiękuje,
merci ». Alors, pour la prononciation de Djiękuje, ne vous
tracassez pas : pensez d’abord « jeune couille »,
ajoutez un d devant et remplacez le e muet final par un é. Vous
obtenez : « djeune couillé », c’est à peu près
ça…Cet entraînement vous aidera pour le néerlandais où
« Merci » se dit « Dank U » avec un U
prononcé à la française.
Nous
visiterons le magnifique vieux quartier de Varsovie (entièrement
neuf, reconstitué à l’identique). Nous irons marcher dans les
forêts de bouleaux à l’écorce argentée comme la lumière du
ciel d’hiver. Puis, il nous faudra reprendre la route.
Les
adieux sont difficiles : la belle-maman pleure le départ de sa
fille pour l’Occident capitaliste, redoute de ne pas la revoir
avant longtemps et de ne pas pouvoir communiquer dans la langue de
ses futurs petits-enfants. Mais,
j’ai assez de polonais et de gestes pour lui expliquer que si
Goscia omet de parler polonais à ses enfants, alors, c’est moi, le
grand-père français qui leur parlerai polonais. La maman,
rassérénée, sèche ses larmes et accepte de bon gré de livrer sa
fille à de bonnes mains...
Nous
allons d’une seule traite jusqu’en Allemagne de l’ouest. Il
faut dire quand même que les Allemands de l’est, assurés de nous
voir repartir de chez eux, ont été un peu plus aimables au retour.
Il me reste à tenir ma promesse de parler polonais aux deux
petits-enfants adorables qui vont naître de cette union. Je n’aurai
pas à le faire pour l’aînée, Julie, qui parle bien
volontiers polonais. Mon Ludovic est plus rebelle au bilinguisme. Il
se prêtera cependant avec bonne grâce quand il aura vingt ans à
une petite cérémonie de régularisation de ma promesse : je
lui donnerai une leçon de polonais…Pour le principe, parce que
j’ai appris le 3 septembre 1939 qu’il fallait tenir ses
engagements avec la Pologne.
Alors,
qu’est-ce que le Papy peut donc encore enseigner aujourd’hui en
polonais à son petit-fils? Dzień dobry,
bonjour, Do widzenia, au revoir, Nie
rozumiem, je ne comprends pas, Mówię po
francusku, je parle français…Ou encore Lubić,
aimer ; miłość, l’amour. Ja
jestem gwodny, j’ai faim ; kapusta,
le chou, mon mot polonais préféré ; bigos,
mon plat polonais favori…Quelques mots du cœur et de l’estomac,
les vestiges du fantasme du tapis de haute laine, quoi !
Allons,
Papy, oublie tes Polonaises !
Dernière
heure
Qui
l'eût cru? Dans le Beaujolais, à Marchampt 450 habitants, j'ai eu
le plaisir de renouer avec la langue polonaise ! Nombreux en
effet sont les vendangeurs polonais qui viennent dnner un sérieux
coup de main. Certains restent ici. J'ai eu ainsi le plaisir de
donner des leçons de Français à mes amis Michalik et de récupérer 50
mots de Polonais.
Pour les Polonaises, il me reste celles de Chopin!
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