mardi 23 août 2016

La tour de Babel: lieux vaut en rire (suite N°3)


La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°3)









La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien



Préambule


Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand et le Russe, je continue par le Polonais.


Le polonais et moi (1)

Le 1er septembre 1939, je n’avais pas encore 7 ans, je savais placer Dantzig (aujourd’hui Gdansk) sur une carte et je comprenais bien ce que signifiait l’expression « Faut-il mourir pour Dantzig ? ». Elle s’appliquait en particulier à mon père, en partance pour la guerre. L’entrée en guerre aux côtés de la Pologne m’avait été présentée comme un geste chevaleresque conforme au sens le plus élémentaire de la loyauté, de la fidélité aux engagements pris, de l’honneur et de la générosité alors que les accords de Munich étaient considérés à la maison comme une honte. Que la déclaration de guerre n’ait été suivie d’aucun effet et que l’armée française soit restée l’arme au pied pendant que la Pologne était dépecée par ses deux grands voisins ne retire rien à la beauté initiale du geste et des sentiments qui l’ont accompagné.

Il m’en restera toute ma vie un fantasme polonais. La Pologne est pour moi une femme – très belle - qu’il faut protéger et délivrer des griffes des méchants. Les garçons de ma génération humiliée par la défaite admiraient Napoléon qui avait « soufflé sur la Prusse » et ils ont tous rêvé d’une petite comtesse Walewska à couver. Mon grand-père, conteur intarissable, renforçait chez nous la fraternité d’armes franco-polonaise en rappelant que les taxis qui avaient tant contribué à gagner la bataille de la Marne en 1914 appartenaient à la compagnie G7 qui était dirigée à l’époque par le comte André Walewski, un arrière-petit-fils naturel de Napoléon Ier… « Un jour, il faudra que j’apprenne le polonais » pensait déjà le petit Daniel.



10 ans plus tard, nous sommes en 1949, je suis un tout jeune homme, le prix Goncourt vient d’être remis à Robert Merle pour son roman « Week-end à Zuydcoote » qui retrace le drame de Dunkerque en juin 40.


Quel rapport avec la Pologne ? Le voici : la page 31 est très osée pour l’époque, on se la passe sous le manteau au lycée, on se demande comment elle a pu ne pas être censurée… Deux soldats de l’armée française en déroute conversent entre deux bombardements ou mitraillages:
  • « Et alors, qu’est-ce que tu as fait ce matin ? dit Alexandre
  • Oh ! Rien ! dit Maillat, rien vraiment. Rien. Et puis si ! Tiens ! J’ai couché avec une Polonaise !
  • Une Polonaise ! Pas possible ! J’en ai jamais baisé, moi, de Polonaise ! Une Polonaise, c’est quand même intéressant ! C’est fait comment, une Polonaise ?
  • Comme les autres
  • Mais raconte, nom de Dieu, raconte ! J’en ai jamais baisé, moi, de Polonaise ! Tu l’as eue tout de suite, là, au béguin ?
  • Non, c’est le résultat d’une erreur, elle m’a pris pour un gendarme ».
Ce passage fait merveille chez les lycéens. Tous les jeunots que nous sommes, pour la plupart puceaux de la plante des pieds à la pointe des cheveux, s’engagent dans une escalade verbale concernant leurs prétendues conquêtes polonaises passées ou à venir dans un futur proche : « T’as déjà baisé une polonaise, toi ? T’en as baisé combien ? » Et d’allonger un tableau de chasse réel ou potentiel impressionnant… Le fantasme polonais est à son paroxysme. N’empêche que quelques éléments de polonais, ça aiderait bien… « Un jour, il faudra que j’apprenne le polonais » persiste à penser le jeune Daniel émoustillé…

30 ans plus tard, nous sommes en 1979, il faut que je me rende à l’évidence, mon fantasme n’a fait aucun progrès vers la concrétisation. Pourtant, j’en ai pincé il y a quelques années pour ma principale collaboratrice, dévouée, efficace, blonde, mutine, séductrice, allumeuse…Elle ne pouvait pas être plus polonaise : elle s’appelait Polonowski ! Elle me laisse le souvenir merveilleux quoique frustrant d’un pique-nique en tête à tête, chez elle, tous deux lascivement allongés sur un tapis de haute laine…

Elle emménageait. Elle avait fait appel à ma musculature puissante (on peut toujours rêver…) pour dérouler et mettre en place un grand tapis blanc qu’elle venait de recevoir. On dit que « de la table au lit, il n’y a qu’un pas » : ici, même pas un pas à faire, il n’y avait qu’à rouler ! La pièce était entièrement vide, pas encore de meubles, juste un tapis épais et moelleux qui enveloppe et chatouille et puis nous deux, rien que nous deux ! Nous avions fait avec tendresse nos petits achats pour déjeuner. Je m’étais montré généreux et empressé: un repas fin sur tapis de haute laine... Rien de plus érotique comme perspective! Oh ! Le frisson savouré d’avance en montant l’escalier! Cette fois-ci, ça y était, je touchais au but ! Bernique, mon vieux Daniel. Ceinture, tu repasseras…Ta blonde incendiaire est finalement très prude ! « Merci, Daniel, c’était très sympa, merci pour le coup de main, merci pour le déjeuner… ». Merci quand même, douce amie, c’est un très beau souvenir rangé dans le best of de ma mémoire du coeur.

Alors, Daniel, toujours envie d’apprendre le polonais ? Non, j’approche de la cinquantaine, il est temps de dételer…et de passer le relais à mon fils aîné. Bon sang ne saurait mentir. Nous habitons à L’Isle Adam dont le maire est un certain Poniatowski qui multiplie les échanges de jeunes avec la Pologne. Mon fils Jean-François va en faire partie : dans une randonnée équestre dans les Carpates, il rencontre Goscia. Nous irons au mariage à Varsovie, pas encore sous la coupe de Jaruzelski, l’homme aux lunettes noires.


Le polonais et moi (2)

Aller à la noce sans pouvoir aligner trois phrases de polonais, ça me semble inconcevable : alors j’achète plusieurs méthodes dont, bien sûr, l’Assimil et je m’y mets avec passion. Longtemps réservée aux Polonaises, ma passion s’affirme alors pour le Polonais.




Je dois cependant à la vérité de dire que je m’arrange pour joindre l’agréable à l’utile : je me trouve une prof de polonais séduisante, Teresa. Elle est jeune et belle, ce qui alimente mon fantasme polonais, décidément coriace…Nous sortons quelquefois dans les « bouchons » du vieux Lyon où je réside alors. Nous nous entendons bien. Mais son visa expire, elle doit rentrer à Wrocław (Les L, l barrés Ł, ł, sont une spécificité de la langue polonaise. Prononcez à peu près: Vrotsouave).

Pour la dernière leçon, la leçon d’adieu, elle m’invite à la rejoindre chez elle. Cela me trouble profondément : y aura-t’il un tapis de haute laine ? J’arrive… La porte est entr’ouverte… J’entre. Elle est dans sa chambre… Elle me prie de venir, c’est de bon augure… Elle est au lit…Je déchante vite : elle a une angine, 40 de fièvre, un œil qui larmoie, l’autre qui fait de la cire, une narine qui coule, l’autre qui renifle, une oreille sourde, l’autre qui entend mal…Fraternel, je vais pour elle à la pharmacie et je lave sa vaisselle. Nous échangeons nos adieux, elle d’une voix mourante… Ah ! Il m’y reprendra Robert Merle, avec ses Polonaises ! Les Polonaises ne sont plus de mon âge, à toi de jouer, mon fils, on reconnaît l’arbre à ses fruits !

Jean-François et Goscia se marient en l’hiver 79. La chaleur de l’accueil fera fondre la neige. Pour moi, c’est un très beau souvenir.



Mais en attendant, la route de Varsovie est longue pour ma bonne vieille Peugeot 305 et son chauffeur. L’épreuve principale est le franchissement du « rideau de fer ». Jamais rien vu d’aussi déprimant : labyrinthe de cheminements compliqués entre les barbelés, miradors, mitrailleuses, chiens, files d’attente, tout un univers concentrationnaire…

On décortique ma voiture, on l’ausculte, on la désosse…Pas un sourire, pas un mot aimable. Tristesse, peur, résignation, gestes mécaniques, regards fuyants. Autant les Allemands de l’ouest essaient d’effacer leur image guerrière en adoptant des uniformes aussi civils que possible, autant l’Allemagne de l’est garde toutes les marques de son militarisme prussien. Les sentinelles font le pas de l’oie. Les autorités portent encore les uniformes que j’ai trop bien connus pendant l’occupation : le même casque, la même casquette à haute visière des officiers…La morgue est insupportable. Je peste, les mauvais souvenirs se réveillent, je marmonne des insultes du genre « Sales Boches »…On nous libérera au bout de deux heures au moins…



Ce n’est pas fini : la vieille autostrade décrépite, aux plaques de ciment disjointes, martyrise mes lombaires. A trois reprises, j’essaie de m’arrêter dans une aire de repos. Je n’y suis pas depuis cinq minutes que la police arrive : « Circulez, y’a rien à voir, vous avez le droit de traverser le pays, pas de vous arrêter »…Pas besoin d’être germaniste pour comprendre qu’il n’est pas question de discuter. D’ailleurs, tous les Français de ma génération connaissent au moins : « Heraus ! » en allemand…Plus loin, j’avise un travailleur et freine pour lui demander un renseignement : jamais vu visage aussi effaré. Il ne sait manifestement pas comment gérer pareille situation inhabituelle. Hagard, il tourne la tête à droite, à gauche, lève les yeux vers les arbres comme pour s’assurer qu’il n’est pas épié. Je lui tends une bouteille de schnaps, pensant qu’une gorgée va le détendre. Il prend la bouteille et s’enfuit à toutes jambes dans les bois…

Après ces épreuves, le premier contact avec la Pologne est un enchantement : sourires, rires, amabilités… Tout semble facile, tout baigne, tout transmet un message de bienvenue…Les Polonais sont les Latins du monde slave. Leur langue chuinte comme le portugais, est remplie de voyelles comme l’italien et de jotas comme l’espagnol. Leur écriture est latine, Dieu merci, mais il y a plusieurs lettres inconnues dans notre alphabet avec des accents et des cédilles inattendus. Nous allons pouvoir nous arrêter dans un restaurant simple mais accueillant et déchiffrer le menu. Je vais pouvoir tester mon polonais :

« Jestesme głodny (prononcer gwodné)! Nous avons faim ! » dis-je à l’accorte servante qui veut bien me faire le plaisir de prendre un air apeuré mais séduit par l’ogre…

Allons-y, ma belle, je vais tout te dire : kapusta, le chou, j’adore ce mot-là ; chleb (avec un CH dur comme en allemand), le pain ; szynka (prononcer chinka), le jambon ; ser, le fromage, sałat (prononcer : saouat), la salade; mięsa (prononcer miensa), la viande ; jarzynu (prononcer yajinou), les légumes ; bigos, une délicieuse choucroute (représentée ci-dessous) et pour faire passer tout ça, napić piwo (prononcer napitss’ pivo), boire de la bière. Et pour la route, kawa ou herbata (prononcer le H comme une jota espagnole) qui n’est pas de l’herbe mais du thé.


La servante veut bien me rouler des yeux admiratifs, mais c’est pas tout ça, on est pas là pour rigoler, la nuit est tombée, il faut reprendre la route…



Cinq à six cents kilomètres de conduite de nuit dans un brouillard à couper au couteau… Varsovie est atteint à trois heures du matin…Personne dans les rues, pas de plan, pas de portable, bien entendu, un froid de canard. Une adresse : encore faut-il savoir que ul. est l’abréviation de ulica (prononcer oulitssa), la rue…

Enfin, un passant surgit de la nuit épaisse: « Gdzie jest ul… ? Où est ?… » . Il ne sait pas mais il y a une cabine téléphonique pas loin et il va appeler pour nous. Les secours arrivent, on nous loge (ce qui est très difficile à l’époque en Pologne), on nous borde. Nous serons réveillés avant l’aube par la première messe de 6 heures du matin : spectacle inoubliable que cette foi ardente vue de nos fenêtres, ces multiples pas dans la neige et la foule silencieuse et recueillie qui vient remplir une église pleine à craquer…La religion catholique est le bastion de toutes les résistances au régime.

Je me rappelle le mariage. Je me rappelle la mairesse qui officie à l’hôtel de ville. Je me rappelle la gerbe déposée au monument aux morts (Pourquoi ? Je ne me souviens plus, c’est une tradition me semble-t’il). Je me rappelle le repas plantureux (le pays était rationné, il fallait faire des queues interminables et je ne sais comment nos hôtes se sont débrouillés). Je me rappelle les chansons, les danses, les discours, les remerciements des jeunes mariés : « Djiękuję, je remercie, Djiękujeme, nous remercions, Djiękuje, merci ». Alors, pour la prononciation de Djiękuje, ne vous tracassez pas : pensez d’abord « jeune couille », ajoutez un d devant et remplacez le e muet final par un é. Vous obtenez : « djeune couillé », c’est à peu près ça…Cet entraînement vous aidera pour le néerlandais où « Merci » se dit « Dank U » avec un U prononcé à la française.

Nous visiterons le magnifique vieux quartier de Varsovie (entièrement neuf, reconstitué à l’identique). Nous irons marcher dans les forêts de bouleaux à l’écorce argentée comme la lumière du ciel d’hiver. Puis, il nous faudra reprendre la route.


Les adieux sont difficiles : la belle-maman pleure le départ de sa fille pour l’Occident capitaliste, redoute de ne pas la revoir avant longtemps et de ne pas pouvoir communiquer dans la langue de ses futurs petits-enfants. Mais, j’ai assez de polonais et de gestes pour lui expliquer que si Goscia omet de parler polonais à ses enfants, alors, c’est moi, le grand-père français qui leur parlerai polonais. La maman, rassérénée, sèche ses larmes et accepte de bon gré de livrer sa fille à de bonnes mains...

Nous allons d’une seule traite jusqu’en Allemagne de l’ouest. Il faut dire quand même que les Allemands de l’est, assurés de nous voir repartir de chez eux, ont été un peu plus aimables au retour. Il me reste à tenir ma promesse de parler polonais aux deux petits-enfants adorables qui vont naître de cette union. Je n’aurai pas à le faire pour l’aînée, Julie, qui parle bien volontiers polonais. Mon Ludovic est plus rebelle au bilinguisme. Il se prêtera cependant avec bonne grâce quand il aura vingt ans à une petite cérémonie de régularisation de ma promesse : je lui donnerai une leçon de polonais…Pour le principe, parce que j’ai appris le 3 septembre 1939 qu’il fallait tenir ses engagements avec la Pologne.

Alors, qu’est-ce que le Papy peut donc encore enseigner aujourd’hui en polonais à son petit-fils? Dzień dobry, bonjour, Do widzenia, au revoir, Nie rozumiem, je ne comprends pas, Mówię po francusku, je parle français…Ou encore Lubić, aimer ; miłość, l’amour. Ja jestem gwodny, j’ai faim ; kapusta, le chou, mon mot polonais préféré ; bigos, mon plat polonais favori…Quelques mots du cœur et de l’estomac, les vestiges du fantasme du tapis de haute laine, quoi !

Allons, Papy, oublie tes Polonaises !

Dernière heure

Qui l'eût cru? Dans le Beaujolais, à Marchampt 450 habitants, j'ai eu le plaisir de renouer avec la langue polonaise ! Nombreux en effet sont les vendangeurs polonais qui viennent dnner un sérieux coup de main. Certains restent ici. J'ai eu ainsi le plaisir de donner des leçons de Français à mes amis Michalik et de récupérer 50 mots de Polonais.

Pour les Polonaises, il me reste celles de Chopin!



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