La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°2)
La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien
Préambule
Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après avoir commencé par le Portugais, puis l'Allemand, je continue par le Russe.
Le
russe et moi (1)
Mon
goût pour la langue russe n’est pas né d’hier. En 1945, j’avais
12 ans, je baignais dans une ambiance familiale pro-russe : on
attribuait à l’URSS – à juste titre, je crois – la part
capitale dans la victoire sur le nazisme et j’étais allé voir
avec ravissement au Cirque de Rouen les chœurs de l’Armée Rouge
ainsi qu’une conférence dithyrambique sur l’amitié franco-russe
donnée par les survivants de l’escadrille Normandie-Niemen,
Français libres ayant combattu sur le front de l’est. J’adorais
la musique russe et me passais les « Steppes de l’Asie
Centrale » pendant des heures. Faire un jour le Transsibérien
était mon rêve le plus cher. Il le reste d’ailleurs aujourd’hui.
Mais
surtout, 1945, c’était le retour des prisonniers. Mon père, vu
son âge, était déjà rentré en 1943 mais ses jeunes camarades de
10 ou 20 ans plus jeunes rentraient à leur tour et venaient voir le
« Vieux », le quadragénaire. Ils étaient le plus
souvent célibataires et paillards. A les entendre, on aurait pu
croire que la captivité avait été une vraie partie de rigolade !
On ne disait pas : « Ah ! C’était le bon
temps ! », mais presque… Ma mère roulait des yeux de
plus en plus furieux : elle avait mené une vie de sainte
pendant quatre ans, elle se privait pour envoyer des colis à son
homme, elle croyait qu’il manquait de tout, qu’il était déprimé
et voilà que tous ces gaillards en bordée évoquaient joyeusement
le bon vieux temps de la captivité ! Elle commença à faire le
vide autour de papa…
Mais
c’est avec B.... que la crise atteignit son
paroxysme. B..... avait ramené des camps une jeune femme russe,
plutôt belle, Luba. Il vint nous la présenter. Elle était, la
pauvre, complètement paumée, prostrée, déracinée. Elle ne
parlait pas un mot de français. Elle a passé sa journée chez nous
à s’enfermer et à pleurer. Là-bas, en URSS, son village avait
été rasé, sa famille massacrée. Elle avait durement souffert dans
les camps allemands. Le camp des femmes russes était contigu à
celui de mon père et de ses compagnons d’infortune, mais le régime
y était beaucoup plus rude.
B....
est un brave type, il va épouser Luba et nous serons invités au
mariage. Daniel, 12 ans, ému et peut-être un brin amoureux, il n’y a pas
d’âge pour cela, va se préparer à la noce. Il achète un petit
livret de russe à couverture rouge vif, apprend l’alphabet
cyrillique, absorbe un vocabulaire non négligeable et conjugue à
tous les temps le verbe aimer…Sympathique noce,
copieusement arrosée. Luba est heureuse, elle a déjà assimilé
beaucoup de français. Je lui chante « Les yeux noirs » :
Otchi tchornie, otchi jgoutchié, otchi strassnié i
prekrassnié, kak lioubliou ya vas, kak boyoussi ya vas,
znatiouvidiel vas…Tout est au beau fixe.
Catastrophe !
En fin de repas, les alcools aidant, les langues se délient :
« Tu te souviens, Louis, quand tu as jeté aux femmes russes
une plaquette de chocolat par-dessus les barbelés le jour de
Noël ? ». Oh oui, elle s’en souvient, Luba, de ce geste
chevaleresque ! Son visage s’illumine, elle se fait
comprendre, elle se fait traduire. De tels gestes étaient rares dans
cette sale guerre ! Ce geste a illuminé les pensées de ces
femmes pendant longtemps, les a aidées à survivre. Le geste,
beaucoup plus que le chocolat ! Luba sort de sa mélancolie
slave, son visage s’ouvre en même temps que celui de ma mère se
ferme…
Ainsi
donc, pendant qu’elle se privait (et que ses pauvres enfants
étaient couchés sur la paille…), Monsieur faisait le joli cœur
et, tel Roméo chantant sa sérénade sous le balcon de Juliette, il
faisait le paon sous les barbelés et achetait les charmes slaves
avec du chocolat, son chocolat, le chocolat des
ses pauv’z’enfants !
On
s’empresse pour la rassurer, on multiplie les informations et les
arguments de la défense : le camp russe n’avait rien du
balcon de Juliette, la clôture était électrifiée, il y avait des
miradors, des chiens de berger allemands, des mitrailleuses, le geste
n’était pas galant mais héroïque, certains ont été fusillés
pour moins que ça. Peine perdue, les explications aggravent le cas
de papa : ainsi donc, ce père de famille indigne dilapidait le
chocolat de ses enfants et prenait le risque de laisser deux
orphelins pour les beaux yeux d’embobineuses slaves !
La
défense avance d’autres arguments : les femmes russes étaient
abominablement mal traitées, pouilleuses, faméliques, tondues,
galeuses, repoussantes. Le geste n’était pas seulement héroïque,
il était humanitaire ! Rien n’y fait. Ma mère a
« s’n’idée » dans la tête.
Daniel
regrette un peu son chocolat mais il pense que le geste ne manquait
pas d’allure. En tout cas, il range pour longtemps son livre de
russe : le sujet est devenu tabou à la maison…
Il
faudra attendre 1992 pour que je reprenne mes études de russe. Suite
au prochain numéro…
Le
russe et moi (2)
Donc,
exit Luba pour toujours, exit
le russe pour longtemps.
Oh, il
y aura bien un petit retour de flamme vers les 20 ans sous
l’influence de mon ami Roger Drobacheff, fils de Nicolas
Grégorévitch Drobacheff, exilé russe blanc. Je me procurerai
l’Assimil et en ferai une trentaine de leçons. Il m’en reste
aujourd’hui « Gdie yest gospital ?
Où est l’hôpital ? » dont j’espère n’avoir jamais
à me servir et « Ya lioubliou tchaï,
j’aime le thé » qui serait certainement d’une grande
utilité pour passer 5 jours dans le Transsibérien avec des amis
autour d’un samovar…Il me reste aussi de savoir chanter les
Bateliers de la Volga en russe, ce qui peut faire un effet certain.
Mais
c’est seulement en 1992 que je ferai une seconde tentative sérieuse
de russification…Gorbatchev avait bien détendu les rapports
est/ouest. Je souhaitais satisfaire mon vieux rêve :
rallierVladivostock par le Transsibérien. Cinq jours de dialogues
fatalistes à la Tchékhov devant un samovar dans une steppe
interminable… Le pied !... L’antidote parfait au stress de
l’Occident !
D’autre
part, j’étais encore au BIT à Genève et mon chef voulait
m’envoyer faire un séminaire de gestion pour femmes commerçantes
en Ouzbékistan. Une sorte de cadeau à la veille de la retraite…
Je m’y préparais avec passion. Pascale, ma femme, aussi :
elle devait suppléer mes faiblesses linguistiques par des dessins
rétroprojetables. Nous avions lu tout ce qu’on peut lire sur
Tamerlan, collectionné livres et vues de Samarkand et de Boukhara.
Surtout, je m’étais inscrit à un excellent cours de russe dans le
centre de langues du BIT : je le suivais avec assiduité et
zèle. Il faut bien préciser que nous n’étions pas encore sortis
de la soviétisation des peuples de l’Asie centrale et qu’il
semblait évident à l’époque que la langue à savoir pour aller à
Tachkent était le russe.
Nous
devions partir le 28 décembre 1992. Or, la veille de Noël, le
Président Gorbatchev a démissionné et l’URSS a été dissoute.
Une longue période de désorganisation a fait suite à ce double
événement. Les valises sont restées prêtes pendant deux semaines…
Puis, il a fallu se rendre à l’évidence : la mission
n’aurait pas lieu. L’Ouzbékistan prenait le large et mettait en
exergue sa propre langue, plus proche du turc que du russe.
Fallait-il continuer les cours de russe jusqu’à la fin de l’année
scolaire ? Ils me consumaient beaucoup de temps et d’énergie
et mes motivations s’étaient évanouies. Tout m’incitait à
l’abandon. C’était sans compter avec une autre motivation qui
avait surgi entretemps : battre Franz-Josef à plate couture,
effacer juin 40…
Là,
je dois une explication avant d’aller plus loin : je suis un
enfant de la guerre, mes premiers souvenirs forts sont, à 7 ans, la
débâcle honteuse de l’armée française et la morgue des
vainqueurs. On ne peut pas avoir traversé pareille époque sans en
rester un peu tordu. Intellectuellement, je me réjouis toujours de
voir l’harmonie du « couple franco-allemand ». Je suis
navré quand il y a des brouilles. La réconciliation des deux
peuples et la construction de l’Europe me paraissent les deux
événements historiques capitaux de ma courte vie. Mais
je garderai toujours aux tripes la peur des Allemands et la volonté
de leur barrer la route quand ils sont trop forts. Comme disait
Mauriac : « J’aime tant l’Allemagne que je préfère
qu’il y en ait deux ! ». Bref, j’adore les Allemands
qui perdent ! Je ne supporte pas de les voir gagner, il en sera
toujours ainsi.
Cela
dit, quel rapport avec mon cours de russe ? Malgré mes efforts,
je n’étais pas le meilleur élève du groupe. Etre le second n’est
pas une situation dont je m’accommode facilement, je dois l’avouer
sans fausse modestie. Mais j’arrive cependant à m’en satisfaire,
sauf dans un cas absolument rédhibitoire : lorsque le premier
est Allemand ! Or, Franz-Josef était de loin le meilleur
d’entre nous ! « Inacceptâââbe, aurait dit mon
grand-père, comme en 14, on ne passe pas ! ».
Et
cette prof de russe, plate comme une limande devant le Prussien…
Elle remuait le fer dans la plaie, elle minaudait et n’arrêtait
pas de flatter le vainqueur : « Qui va me dire comment on
dit « les yeux noirs » ? Personne ? Allons,
Franz-Josef, ne me laissez pas tomber, je suis sûre que vous le
savez, vous… Ah ! Merci, Franz-Josef, vous êtes bien le
meilleur ! Prenez-en de la graine, vous autres ! Bravo,
Franz-Josef !... ». Gngngngn…M’énerve, ce
Franz-Josef !... Gngngngn… M’énerve, la prof de russe !...
Quand je pense que mon père envoyait mes tablettes de chocolat à
tes compatriotes par-dessus les barbelés allemands ! Collabo,
va !...Tu vas voir qui est le meilleur !
Alors,
j’ai continué le cours et travaillé de plus belle. Le jour et la
nuit. Je m’endormais souvent avec le casque sur les oreilles, bercé
par la musique de la belle langue russe. En juin, nous avons passé
l’examen : Daniel, 96 points sur 100, Franz-Josef, 78 points.
J’ai refermé livres et cahiers. Je ne les ai plus jamais rouverts
depuis. Je ne sais plus dire vingt mots de russe. Je ne prendrai
sûrement jamais le Transsibérien. Je ne connais toujours pas
Samarkand. Je n’irai peut-être jamais en Russie. Peu importe,
l’essentiel est là : j’ai dit « Niet » à la
domination de Franz-Josef ! Voyez, jeunes générations, comme
la guerre, ça rend con !
Dernière heure: mon implication dans les affaires scolaires de Marchampt en 2015 m'a permis de renouer avec le Russe car je voulais contribuer à aider un jeune Russe, Nikita, à s'intégrer dans la classe. Et j'ai eu le plaisir d'animer quelques sessions de français pour Galina, sa maman. Ainsi, mon bagage linguistique a pu remonter à une cinquantaine de mots! Pas encore assez pour me risquer à prendre le Transibérien!
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