mardi 23 août 2016

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°2)

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°2)

La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien

Préambule

Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après avoir commencé par le Portugais, puis l'Allemand, je continue par le Russe.

Le russe et moi (1)

Mon goût pour la langue russe n’est pas né d’hier. En 1945, j’avais 12 ans, je baignais dans une ambiance familiale pro-russe : on attribuait à l’URSS – à juste titre, je crois – la part capitale dans la victoire sur le nazisme et j’étais allé voir avec ravissement au Cirque de Rouen les chœurs de l’Armée Rouge ainsi qu’une conférence dithyrambique sur l’amitié franco-russe donnée par les survivants de l’escadrille Normandie-Niemen, Français libres ayant combattu sur le front de l’est. J’adorais la musique russe et me passais les « Steppes de l’Asie Centrale » pendant des heures. Faire un jour le Transsibérien était mon rêve le plus cher. Il le reste d’ailleurs aujourd’hui.

Mais surtout, 1945, c’était le retour des prisonniers. Mon père, vu son âge, était déjà rentré en 1943 mais ses jeunes camarades de 10 ou 20 ans plus jeunes rentraient à leur tour et venaient voir le « Vieux », le quadragénaire. Ils étaient le plus souvent célibataires et paillards. A les entendre, on aurait pu croire que la captivité avait été une vraie partie de rigolade ! On ne disait pas : « Ah ! C’était le bon temps ! », mais presque… Ma mère roulait des yeux de plus en plus furieux : elle avait mené une vie de sainte pendant quatre ans, elle se privait pour envoyer des colis à son homme, elle croyait qu’il manquait de tout, qu’il était déprimé et voilà que tous ces gaillards en bordée évoquaient joyeusement le bon vieux temps de la captivité ! Elle commença à faire le vide autour de papa…

Mais c’est avec B.... que la crise atteignit son paroxysme. B..... avait ramené des camps une jeune femme russe, plutôt belle, Luba. Il vint nous la présenter. Elle était, la pauvre, complètement paumée, prostrée, déracinée. Elle ne parlait pas un mot de français. Elle a passé sa journée chez nous à s’enfermer et à pleurer. Là-bas, en URSS, son village avait été rasé, sa famille massacrée. Elle avait durement souffert dans les camps allemands. Le camp des femmes russes était contigu à celui de mon père et de ses compagnons d’infortune, mais le régime y était beaucoup plus rude.

B.... est un brave type, il va épouser Luba et nous serons invités au mariage. Daniel, 12 ans, ému et peut-être un brin amoureux, il n’y a pas d’âge pour cela, va se préparer à la noce. Il achète un petit livret de russe à couverture rouge vif, apprend l’alphabet cyrillique, absorbe un vocabulaire non négligeable et conjugue à tous les temps le verbe aimer…Sympathique noce, copieusement arrosée. Luba est heureuse, elle a déjà assimilé beaucoup de français. Je lui chante « Les yeux noirs » : Otchi tchornie, otchi jgoutchié, otchi strassnié i prekrassnié, kak lioubliou ya vas, kak boyoussi ya vas, znatiouvidiel vas…Tout est au beau fixe.

Catastrophe ! En fin de repas, les alcools aidant, les langues se délient : « Tu te souviens, Louis, quand tu as jeté aux femmes russes une plaquette de chocolat par-dessus les barbelés le jour de Noël ? ». Oh oui, elle s’en souvient, Luba, de ce geste chevaleresque ! Son visage s’illumine, elle se fait comprendre, elle se fait traduire. De tels gestes étaient rares dans cette sale guerre ! Ce geste a illuminé les pensées de ces femmes pendant longtemps, les a aidées à survivre. Le geste, beaucoup plus que le chocolat ! Luba sort de sa mélancolie slave, son visage s’ouvre en même temps que celui de ma mère se ferme…

Ainsi donc, pendant qu’elle se privait (et que ses pauvres enfants étaient couchés sur la paille…), Monsieur faisait le joli cœur et, tel Roméo chantant sa sérénade sous le balcon de Juliette, il faisait le paon sous les barbelés et achetait les charmes slaves avec du chocolat, son chocolat, le chocolat des ses pauv’z’enfants !

On s’empresse pour la rassurer, on multiplie les informations et les arguments de la défense : le camp russe n’avait rien du balcon de Juliette, la clôture était électrifiée, il y avait des miradors, des chiens de berger allemands, des mitrailleuses, le geste n’était pas galant mais héroïque, certains ont été fusillés pour moins que ça. Peine perdue, les explications aggravent le cas de papa : ainsi donc, ce père de famille indigne dilapidait le chocolat de ses enfants et prenait le risque de laisser deux orphelins pour les beaux yeux d’embobineuses slaves !

La défense avance d’autres arguments : les femmes russes étaient abominablement mal traitées, pouilleuses, faméliques, tondues, galeuses, repoussantes. Le geste n’était pas seulement héroïque, il était humanitaire ! Rien n’y fait. Ma mère a « s’n’idée » dans la tête.

Daniel regrette un peu son chocolat mais il pense que le geste ne manquait pas d’allure. En tout cas, il range pour longtemps son livre de russe : le sujet est devenu tabou à la maison…

Il faudra attendre 1992 pour que je reprenne mes études de russe. Suite au prochain numéro…





Le russe et moi (2)


Donc, exit Luba pour toujours, exit le russe pour longtemps.

Oh, il y aura bien un petit retour de flamme vers les 20 ans sous l’influence de mon ami Roger Drobacheff, fils de Nicolas Grégorévitch Drobacheff, exilé russe blanc. Je me procurerai l’Assimil et en ferai une trentaine de leçons. Il m’en reste aujourd’hui « Gdie yest gospital ? Où est l’hôpital ? » dont j’espère n’avoir jamais à me servir et « Ya lioubliou tchaï, j’aime le thé » qui serait certainement d’une grande utilité pour passer 5 jours dans le Transsibérien avec des amis autour d’un samovar…Il me reste aussi de savoir chanter les Bateliers de la Volga en russe, ce qui peut faire un effet certain.

Mais c’est seulement en 1992 que je ferai une seconde tentative sérieuse de russification…Gorbatchev avait bien détendu les rapports est/ouest. Je souhaitais satisfaire mon vieux rêve : rallierVladivostock par le Transsibérien. Cinq jours de dialogues fatalistes à la Tchékhov devant un samovar dans une steppe interminable… Le pied !... L’antidote parfait au stress de l’Occident !

D’autre part, j’étais encore au BIT à Genève et mon chef voulait m’envoyer faire un séminaire de gestion pour femmes commerçantes en Ouzbékistan. Une sorte de cadeau à la veille de la retraite… Je m’y préparais avec passion. Pascale, ma femme, aussi : elle devait suppléer mes faiblesses linguistiques par des dessins rétroprojetables. Nous avions lu tout ce qu’on peut lire sur Tamerlan, collectionné livres et vues de Samarkand et de Boukhara. Surtout, je m’étais inscrit à un excellent cours de russe dans le centre de langues du BIT : je le suivais avec assiduité et zèle. Il faut bien préciser que nous n’étions pas encore sortis de la soviétisation des peuples de l’Asie centrale et qu’il semblait évident à l’époque que la langue à savoir pour aller à Tachkent était le russe.

Nous devions partir le 28 décembre 1992. Or, la veille de Noël, le Président Gorbatchev a démissionné et l’URSS a été dissoute. Une longue période de désorganisation a fait suite à ce double événement. Les valises sont restées prêtes pendant deux semaines… Puis, il a fallu se rendre à l’évidence : la mission n’aurait pas lieu. L’Ouzbékistan prenait le large et mettait en exergue sa propre langue, plus proche du turc que du russe. Fallait-il continuer les cours de russe jusqu’à la fin de l’année scolaire ? Ils me consumaient beaucoup de temps et d’énergie et mes motivations s’étaient évanouies. Tout m’incitait à l’abandon. C’était sans compter avec une autre motivation qui avait surgi entretemps : battre Franz-Josef à plate couture, effacer juin 40…

Là, je dois une explication avant d’aller plus loin : je suis un enfant de la guerre, mes premiers souvenirs forts sont, à 7 ans, la débâcle honteuse de l’armée française et la morgue des vainqueurs. On ne peut pas avoir traversé pareille époque sans en rester un peu tordu. Intellectuellement, je me réjouis toujours de voir l’harmonie du « couple franco-allemand ». Je suis navré quand il y a des brouilles. La réconciliation des deux peuples et la construction de l’Europe me paraissent les deux événements historiques capitaux de ma courte vie.  Mais je garderai toujours aux tripes la peur des Allemands et la volonté de leur barrer la route quand ils sont trop forts. Comme disait Mauriac : « J’aime tant l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ! ». Bref, j’adore les Allemands qui perdent ! Je ne supporte pas de les voir gagner, il en sera toujours ainsi.

Cela dit, quel rapport avec mon cours de russe ? Malgré mes efforts, je n’étais pas le meilleur élève du groupe. Etre le second n’est pas une situation dont je m’accommode facilement, je dois l’avouer sans fausse modestie. Mais j’arrive cependant à m’en satisfaire, sauf dans un cas absolument rédhibitoire : lorsque le premier est Allemand ! Or, Franz-Josef était de loin le meilleur d’entre nous ! « Inacceptâââbe, aurait dit mon grand-père, comme en 14, on ne passe pas ! ».

Et cette prof de russe, plate comme une limande devant le Prussien… Elle remuait le fer dans la plaie, elle minaudait et n’arrêtait pas de flatter le vainqueur : « Qui va me dire comment on dit « les yeux noirs » ? Personne ? Allons, Franz-Josef, ne me laissez pas tomber, je suis sûre que vous le savez, vous… Ah ! Merci, Franz-Josef, vous êtes bien le meilleur ! Prenez-en de la graine, vous autres ! Bravo, Franz-Josef !... ». Gngngngn…M’énerve, ce Franz-Josef !... Gngngngn… M’énerve, la prof de russe !... Quand je pense que mon père envoyait mes tablettes de chocolat à tes compatriotes par-dessus les barbelés allemands ! Collabo, va !...Tu vas voir qui est le meilleur !

Alors, j’ai continué le cours et travaillé de plus belle. Le jour et la nuit. Je m’endormais souvent avec le casque sur les oreilles, bercé par la musique de la belle langue russe. En juin, nous avons passé l’examen : Daniel, 96 points sur 100, Franz-Josef, 78 points. J’ai refermé livres et cahiers. Je ne les ai plus jamais rouverts depuis. Je ne sais plus dire vingt mots de russe. Je ne prendrai sûrement jamais le Transsibérien. Je ne connais toujours pas Samarkand. Je n’irai peut-être jamais en Russie. Peu importe, l’essentiel est là : j’ai dit « Niet » à la domination de Franz-Josef ! Voyez, jeunes générations, comme la guerre, ça rend con !

Dernière heure: mon implication dans les affaires scolaires de Marchampt en 2015 m'a permis de renouer avec le Russe car je voulais contribuer à aider un jeune Russe, Nikita, à s'intégrer dans la classe. Et j'ai eu le plaisir d'animer quelques sessions de français pour Galina, sa maman. Ainsi, mon bagage linguistique a pu remonter à une cinquantaine de mots! Pas encore assez pour me risquer à prendre le Transibérien!

   



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