vendredi 29 juillet 2016

Humour noir pour rire jaune

DE L'ART DE PRESENTER SES CONDOLEANCES


1 – « Ravi prématurément »


Quand j’avais 11 ans, je possédais un livre d’Histoire de la Musique à couverture bleue ciel de Van de Velde. J’aimais ce livre, le lisais et relisais souvent. Qui n’a pas eu à cette époque son petit livre de solfège ou sa « Méthode rose » de piano par l’incontournable Ernest Van de Velde ?

(Première année de piano)

J’étais tombé en arrêt sur ce qu’on disait de Georges Bizet : «Ce compositeur eût produit d’autres chefs-d’œuvre s’il n’eût été ravi prématurément à l’admiration des connaisseurs ».  Ravi prématurément ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Dictionnaire, vite ! Prématurément, c’est avant l’heure, d’accord. Mais ravi ? Certes, je connaissais l’expression « ravi de faire votre connaissance » mais pourquoi donc Bizet aurait-il été ravi de faire avant l’heure connaissance de ses admirateurs ? Et pourquoi connaissance des connaisseurs ? Du galimatias, tout ça, pensait le jeune Daniel !

Il m’a fallu un certain temps pour assimiler ces bizarreries de la langue française et comprendre que ravi prématurément signifiait simplement : mort trop jeune.


La Grande Faucheuse : « Ravie de faire votre connaissance »
Le patient : « Désolé, mais c’est prématuré ».

Je n’aimais pas parler de la mort. J’avais l’impression que ça pouvait attirer son attention et aussi que ça pouvait s’attraper. Ma mère me disait souvent : « Prends ton écharpe, il fait très froid, tu risques d’attraper la mort ! ». Alors, mieux valait éviter cette mauvaise fréquentation et n’en point parler, la laisser dans son coin.

J’ai donc vite compris tout le parti qu’on pouvait tirer de l’expression « ravi prématurément » qui remplacerait avantageusement le mot « mort » dans toutes mes conversations. On évitait ainsi d’attirer l’attention du sinistre squelette à la faux qui pouvait toujours se dire : « Tiens, tiens ! J’entends qu’on parle de moi… Allons voir qui c’est, il me démange d’utiliser mon outil… ».

En ce temps-là (nous étions entre 1942 et 1945), les ravis prématurément étaient légion. Bombardements de Rouen : mille ravis prématurément. Stalingrad : 500 000 ravis prématurément. Omaha Beach, etc. etc. Cet euphémisme enjolivait agréablement des réalités tragiques. Il s’installa durablement dans mon vocabulaire courant.



De l’art de présenter ses condoléances (suite)

2 – Le drame se trame et frappe à la trappe

Quelques années plus tard, exactement en septembre 1947, j’avais 14 ans, un événement n’ayant apparemment aucun rapport avec l’Histoire de la Musique de Van de Velde et la vie brève de Georges Bizet m’introduisit à l’art de présenter des condoléances.



(Georges Bizet 1838-1875 : Carmen, Les pêcheurs de perles, L’Arlésienne)

Le malheureux père Dussoulier, notre cordonnier, fut à l’origine de cette initiation. Il avait perdu sa jambe à la Grande Guerre et déplaçait son pilon à grand’peine et à grand bruit en grimaçant de souffrance. Une loi avait réservé aux mutilés de guerre certains emplois qui permettaient de travailler assis : c’était le cas pour les cordonniers, savetiers et buralistes. Monsieur Dussoulier et son apprenti végétaient dans une petite échoppe triste et sombre, à la vitrine sale qui cachait plus qu’elle ne montrait, aux murs de couleur indéfinissable, à l’odeur de vache. Il m’appartenait d’y porter nos chaussures fatiguées et de les reprendre retapées et car je passais devant sur le chemin du collège.



(Echoppe de savetier, XIXème siècle)

Quant à la dame Dussoulier, je me rappelle surtout l’excroissance de chair plantée de trois poils drus et la lèvre pendante qui ornaient son visage. Elle m’aimait beaucoup, hélas, et ne manquait pas, à ma grande confusion, de m’embrasser dès qu’elle me voyait, m’infligeant le grattement des trois poils rêches et un peu de bave en prime.

Las de souffrir dans sa chair meurtrie et probablement aussi dans son âme ébranlée par les méchants souvenirs de la vie des tranchées, Monsieur Dussoulier mit fin à ses jours. Au petit matin, il se rendit dans sa boutique, y ouvrit la trappe qui donnait sur la cave, descendit péniblement l’échelle et mit à exécution sa décision de se pendre (on dit, dans le pays de Caux, de se crocher).

Nous avions des chaussures réparées à retirer mais je me refusai à reprendre mon service. L’idée d’entrer dans la maison du pendu et peut-être d’y attraper la mort me faisait trop peur. Ma mère m’expliqua doucement :

« Tu ne vas pas passer ta vie à changer de trottoir quand tu passes devant la cordonnerie. Tu sais que Madame Dussoulier t’aime beaucoup. Tu dois faire un effort, ta visite lui fera du bien ».

Je fis plusieurs essais. En vain. Je ne me décidais guère à franchir le pas de la porte.

Ma mère fit monter la pression : « Tu es grand, maintenant, il faut que tu apprennes à présenter tes condoléances. C’est très simple. Voilà ce que tu vas dire : Madame, j’ai appris avec peine le deuil qui vous frappe. Je partage votre affliction et vous présente mes sincères condoléances. Tu verras, ça ira tout seul ».

Bon élève, j’appris par cœur ma récitation. Affliction était particulièrement dur à retenir. Ma mère suggéra chagrin. Va pour chagrin. « Le deuil qui vous frappe » était une incitation au lapsus car j’étais si obsédé par la trappe d’accès à la cave fatale que je risquais fort de dire : « Le deuil qui vous trappe »…Ma mère me fit faire plusieurs exercices de diction pour bien distinguer le F du T. Plusieurs jours se passèrent encore avec de nombreuses répétitions. Enfin, voilà que je franchis le pas, les événements se précipitent…

Je pousse la porte de la boutique, les clochettes tintent, Madame Dussoulier, toute de noir vêtue, ses trois poils dressés comme des antennes de guêpe, surgit au fond de la pénombre de l’échoppe… Silence de mort… Que dire, que faire ? Qui va parler le premier ?

On entendrait une mouche voler…La boutique est plus sombre que jamais. L’odeur de vache est plus forte que jamais. Par terre, à droite, j’aperçois la trappe de la cave par où le cordonnier est passé pour s’aller crocher. Je ne peux en détacher mon regard. Raide comme la justice, la veuve Dussoulier attend une initiative de ma part.

« Euh…Bonjour, Madame, euh…alors voilà, euh…J’ai appris, euh… Oui, j’ai appris que votre mari, euh… ». Les mots ne viennent pas. La veuve attend, elle n’est d’aucun secours, ne fait rien pour m’encourager. Je suis pris de panique : je n’y arriverai pas…


Alors, réunissant toutes mes forces de gamin, m’arrachant à la paralysie, mobilisant la hardiesse des timides, je me jette à l’eau avec mes propres armes et dans mes propres termes. D’une seule traite, je proclame bien haut :

« Madame, j’ai appris que votre mari avait été ravi prématurément à l’affection des siens ! 

- Ah ! Ben oui, alors, ça c’est ben vrai ! Mais où c’est i donc que t’as appris à causer comme ça, c’est i aux écoles ? Alors, ça, je n’en reviens pas ! Tiens, viens, i faut que je t’embrasse ! »

Je me suis prêté sans excessive complaisance à cet exercice douloureux.

Ma réputation était faite : je savais parler aux veuves !




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