DE L'ART DE PRESENTER SES CONDOLEANCES
1
– « Ravi prématurément »
Quand
j’avais 11 ans, je possédais un livre d’Histoire de la Musique à
couverture bleue ciel de Van de Velde. J’aimais ce livre, le lisais
et relisais souvent. Qui n’a pas eu à cette époque son petit
livre de solfège ou sa « Méthode rose » de piano par
l’incontournable Ernest Van de Velde ?
(Première
année de piano)
J’étais
tombé en arrêt sur ce qu’on disait de Georges Bizet : «Ce
compositeur eût produit d’autres chefs-d’œuvre s’il n’eût
été ravi prématurément à l’admiration des connaisseurs ».
Ravi prématurément ?
Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Qu’est-ce que ça
peut bien vouloir dire ? Dictionnaire, vite !
Prématurément, c’est avant l’heure,
d’accord. Mais ravi ? Certes, je
connaissais l’expression « ravi de faire votre
connaissance » mais pourquoi donc Bizet aurait-il
été ravi de faire avant l’heure connaissance de ses admirateurs ?
Et pourquoi connaissance des connaisseurs ? Du galimatias, tout
ça, pensait le jeune Daniel !
Il m’a
fallu un certain temps pour assimiler ces bizarreries de la langue
française et comprendre que ravi prématurément
signifiait simplement : mort trop jeune.
La
Grande Faucheuse : « Ravie de faire votre
connaissance »
Le
patient : « Désolé, mais c’est prématuré ».
Je
n’aimais pas parler de la mort. J’avais l’impression que ça
pouvait attirer son attention et aussi que ça pouvait s’attraper.
Ma mère me disait souvent : « Prends ton
écharpe, il fait très froid, tu risques d’attraper
la mort ! ». Alors, mieux
valait éviter cette mauvaise fréquentation et n’en point parler,
la laisser dans son coin.
J’ai
donc vite compris tout le parti qu’on pouvait tirer de l’expression
« ravi prématurément » qui
remplacerait avantageusement le mot « mort »
dans toutes mes conversations. On évitait ainsi d’attirer
l’attention du sinistre squelette à la faux qui pouvait toujours
se dire : « Tiens, tiens ! J’entends
qu’on parle de moi… Allons voir qui c’est, il me démange
d’utiliser mon outil… ».
En ce
temps-là (nous étions entre 1942 et 1945), les ravis
prématurément étaient légion. Bombardements de Rouen :
mille ravis prématurément. Stalingrad :
500 000 ravis prématurément. Omaha Beach,
etc. etc. Cet euphémisme enjolivait agréablement des réalités
tragiques. Il s’installa durablement dans mon vocabulaire courant.
De
l’art de présenter ses condoléances (suite)
2
– Le drame se trame et frappe à la trappe
Quelques
années plus tard, exactement en septembre 1947, j’avais 14 ans, un
événement n’ayant apparemment aucun rapport avec l’Histoire de
la Musique de Van de Velde et la vie brève de Georges Bizet
m’introduisit à l’art de présenter des condoléances.
(Georges
Bizet 1838-1875 : Carmen, Les pêcheurs de perles, L’Arlésienne)
Le
malheureux père Dussoulier, notre cordonnier, fut à l’origine de
cette initiation. Il avait perdu sa jambe à la Grande Guerre et
déplaçait son pilon à grand’peine et à grand bruit en grimaçant
de souffrance. Une loi avait réservé aux mutilés de guerre
certains emplois qui permettaient de travailler assis : c’était
le cas pour les cordonniers, savetiers et buralistes. Monsieur
Dussoulier et son apprenti végétaient dans une petite échoppe
triste et sombre, à la vitrine sale qui cachait plus qu’elle ne
montrait, aux murs de couleur indéfinissable, à l’odeur de vache.
Il m’appartenait d’y porter nos chaussures fatiguées et de les
reprendre retapées et car je passais devant sur le chemin du
collège.
(Echoppe
de savetier, XIXème siècle)
Quant
à la dame Dussoulier, je me rappelle surtout l’excroissance de
chair plantée de trois poils drus et la lèvre pendante qui ornaient
son visage. Elle m’aimait beaucoup, hélas, et ne manquait pas, à
ma grande confusion, de m’embrasser dès qu’elle me voyait,
m’infligeant le grattement des trois poils rêches et un peu de
bave en prime.
Las de
souffrir dans sa chair meurtrie et probablement aussi dans son âme
ébranlée par les méchants souvenirs de la vie des tranchées,
Monsieur Dussoulier mit fin à ses jours. Au petit matin, il se
rendit dans sa boutique, y ouvrit la trappe qui donnait sur la cave,
descendit péniblement l’échelle et mit à exécution sa décision
de se pendre (on dit, dans le pays de Caux, de se crocher).
Nous
avions des chaussures réparées à retirer mais je me refusai à
reprendre mon service. L’idée d’entrer dans la maison du pendu
et peut-être d’y attraper la mort me faisait
trop peur. Ma mère m’expliqua doucement :
« Tu
ne vas pas passer ta vie à changer de trottoir quand tu passes
devant la cordonnerie. Tu sais que Madame Dussoulier t’aime
beaucoup. Tu dois faire un effort, ta visite lui fera du bien ».
Je fis
plusieurs essais. En vain. Je ne me décidais guère à franchir le
pas de la porte.
Ma
mère fit monter la pression : « Tu es grand, maintenant,
il faut que tu apprennes à présenter tes condoléances. C’est
très simple. Voilà ce que tu vas dire : Madame, j’ai
appris avec peine le deuil qui vous frappe. Je partage votre
affliction et vous présente mes sincères condoléances.
Tu verras, ça ira tout seul ».
Bon
élève, j’appris par cœur ma récitation. Affliction
était particulièrement dur à retenir. Ma mère suggéra chagrin.
Va pour chagrin. « Le deuil qui vous frappe »
était une incitation au lapsus car j’étais si obsédé par la
trappe d’accès à la cave fatale que je risquais fort de dire :
« Le deuil qui vous trappe »…Ma
mère me fit faire plusieurs exercices de diction pour bien
distinguer le F du T. Plusieurs jours se passèrent encore avec de
nombreuses répétitions. Enfin, voilà que je franchis le pas, les
événements se précipitent…
Je
pousse la porte de la boutique, les clochettes tintent, Madame
Dussoulier, toute de noir vêtue, ses trois poils dressés comme des
antennes de guêpe, surgit au fond de la pénombre de l’échoppe…
Silence de mort… Que dire, que faire ? Qui va parler le
premier ?
On
entendrait une mouche voler…La boutique est plus sombre que jamais.
L’odeur de vache est plus forte que jamais. Par terre, à droite,
j’aperçois la trappe de la cave par où le cordonnier est passé
pour s’aller crocher. Je ne peux en détacher
mon regard. Raide comme la justice, la veuve Dussoulier attend une
initiative de ma part.
« Euh…Bonjour,
Madame, euh…alors voilà, euh…J’ai appris, euh… Oui, j’ai
appris que votre mari, euh… ». Les mots ne
viennent pas. La veuve attend, elle n’est d’aucun secours, ne
fait rien pour m’encourager. Je suis pris de panique : je n’y
arriverai pas…
Alors,
réunissant toutes mes forces de gamin, m’arrachant à la
paralysie, mobilisant la hardiesse des timides, je me jette à l’eau
avec mes propres armes et dans mes propres termes. D’une seule
traite, je proclame bien haut :
« Madame,
j’ai appris que votre mari avait été
ravi prématurément à
l’affection des siens !
- Ah !
Ben oui, alors, ça c’est ben vrai ! Mais où c’est i donc
que t’as appris à causer comme ça, c’est i aux écoles ?
Alors, ça, je n’en reviens pas ! Tiens, viens, i faut que je
t’embrasse ! »
Je me
suis prêté sans excessive complaisance à cet exercice douloureux.
Ma
réputation était faite : je savais parler aux veuves !
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