mardi 30 août 2016

La tour de babel: mieux vaut en rire! (suite N° 4) L'arabe et moi

La tour de Babel: mieux vaut en rire (Suite N°4)

L'Arabe et moi

La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien

Préambule

Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand, le Russe et le Polonais, je poursuis par l'Arabe. L'hébreu suivra.



L’arabe et moi (1)

Je suis un lecteur attentif du Coran, livre plein de poésie, de sens pratique et de tolérance, n’en déplaise aussi bien à ses détracteurs qu’à ceux de ses laudateurs qui en font un usage outrancier voire criminel pour assurer leur pouvoir temporel plutôt que la gloire de Dieu.
Je sais trop bien ce qu’ont coutume de répondre les extrémistes: Dieu a dicté sa parole en arabe, les traductions sont faussées par Satan! Alors, le projet d’apprendre l’arabe m’a taraudé pendant des années: pouvoir lire le Coran en arabe et river leur clou à des fanatiques ou à des imams ignares et bornés était une perspective réjouissante. Je mesurais mal l’ampleur de la tâche: l’idée était là, latente, elle attendait un déclic…
Il est venu au Maroc, lors de deux voyages à Marrakech, dans les années 80. Merveilleuse Marrakech, inoubliable à plus d’un titre, classée dans les premiers rangs dans ma mémoire du cœur.

La Koutoubia

Décembre 1981: je suis en séminaire à Casablanca. Je m’échappe une journée à Marrakech, bien emmitouflé car il ne fait pas chaud et en outre, depuis mon enfance, j’ai vu au mur de la chambre de mon grand-père une image de Marrakech sur fond d’Atlas enneigé: j’en garde la certitude d’aller dans une ville de montagne très froide.

Je prends un autocar bondé, à trois personnes par banquette de deux, ce qui encourage bien les conversations. Mon voisin est un commissaire de police retraité qui retourne à Marrakech où il a exercé son métier. Il me vante la ville, les souks, la Koutoubia, la place Jamaa-El-Fna. Il me dit combien cette place a facilité son travail: c’est le rendez-vous des jeunes, il y a toujours quelque chose à voir, on ne s’ennuie pas, c’est un antidote souverain contre la délinquance. «Fermez la place et il feront des coups pendables!» affirme t’il.

Justement la voici, cette grande place grouillante de monde, c’est le terminus du car, nous y arrivons vers midi. Le soleil est haut dans le ciel et je suis la risée bienveillante de la foule et en particulier des gosses avec mon manteau, mon écharpe, mon pull, mon chapeau et mes grosses godasses d’Européen.


Avant d’aller visiter le souk et la Place, j’entre dans un grand café et demande au garçon si je peux lui confier mes oripeaux ridicules, ce qu’il accepte avec le sourire. Et je pars les bras ballants… Pâtisseries orientales, brochettes, écrivains publics, charmeurs de serpents, fiacres, c’est le spectacle permanent. On trouve de tout, Place Jamaa-El-Fna, on y trouve même des dentiers d’occasion!

Je suis étourdi de bruit, de couleurs, de plaisir. Je fais une pause. Je vais retrouver mon garçon de café. Vu le service de vestiaire rendu, je me crois obligé, en bon Normand qui ne veut pas «être en reste», de déjeuner chez lui mais l’établissement ne fait pas restaurant. Je suis dépité. «Qu’à cela ne tienne, dit-il, ma mère a préparé un poulet au citron que je m’apprête à partager avec les collègues, quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre». J’accepte sans me faire prier et partage dans l’arrière-cuisine et dans les rires un poulet divin. Gloire à la maman! Je repartirai pour Casa le soir, subjugué. Trop à voir pour mes fragiles yeux bleus: il faut que j’y revienne avec Pascale, ma femme, mes yeux de secours.

Je le ferai quelques années plus tard. Nous retrouverons mon ami, le garçon de café. Il nous sera à nouveau interdit de payer nos consommations. Tout au plus, acceptera-t’il que mon artiste d’épouse fasse son portrait au crayon et le lui offre. Et moi, mon cadeau sera d’aller sur la Place prendre ma première leçon d’arabe…

J’avise un écrivain public, un vieil Hadj entouré de quelques jeunes étudiants. Il y a un petit banc de bois très bas qui est libre. Je prends place et, comme entrée en matière, je lui récite tout ce que je sais, à savoir les quatre premières lettres de l’alphabet arabe: alif, ba, ta, tha. Et puis je fais du menton un geste interrogateur, comme pour dire: «Et la suite?».

Alors, la leçon commence. La foule se presse pour voir cette curiosité: le roumi analphabète qui peine à lire et à écrire. Ma gaucherie et ma bonne volonté m’attirent des sympathies: un cercle se forme autour de nous, il y aura bientôt plus de monde que chez le charmeur de serpents ou le marchand de lokoum…A mon tour d’écrire l’alphabet entier. Je m’applique, la photo prise par Pascale en témoigne:


Le résultat, je l’ai gardé dans mes archives. Voici ma première page d’arabe:

Je suis allé la montrer à notre garçon de café, trop heureux d’avoir contribué à cette conquête d’un «infidèle». Mais pour pouvoir lire le Coran, la route est encore longue…


L’arabe et moi (2)


La pente est raide et la porte est étroite pour réaliser mon objectif de lire le Coran en arabe. Ni l’écrivain public de la place Jamaa-el-Fna, ni la méthode Assimil n’y suffiront. Je m’inscris donc au Centre de Langues du BIT pour l’année scolaire 1986/87. Quatre élèves seulement, ce sont presque des cours particuliers. 

Le professeur, Monsieur Sayed Amin, est Egyptien, issu d’une famille de bédouins: outre sa gentillesse et sa patience, je retiens de lui son amour infini des chameaux (qui sont généralement des dromadaires, mais c’est ainsi, partout en Afrique, on dit en français: «chameaux» quel que soit le nombre de bosses). Pas un cours sans une belle histoire de chameau! Le chameau, le saviez vous, serait monogame et très fidèle.

Le grand amour chez les camélidés

Monsieur Sayed Amin affirme que, lorsque le chameau perd son épouse, il pleure, se roule par terre, se tord de douleur et refuse de manger. Il faut parfois l’égorger pour abréger ses souffrances. Est-ce vrai? Peu importe: l’histoire est belle, je veux y croire

On ne s’étonnera pas que vingt ans plus tard, le temps ayant emporté l’essentiel de mon petit bagage de vocabulaire, un mot soit resté bien ancré dans ma mémoire: الجمال al jamalou, le chameau; jamalon’, un chameau; jamaliii, mon chameau. Les bédouins sont surpris de notre acception péjorative du mot «chameau» pour désigner une personne méchante ou acariâtre: «Quel vieux chameau!». Pour eux, le chameau a toutes les vertus et les veuves suivent, paraît-il, le corps de leur mari défunt en se tordant les mains et en hurlant: «jamaliii, jamaliii!...Mon chameau, mon chameau!...». Entraîne-toi, Pascale…

A part les chameaux, j’apprends beaucoup et nous nous faisons beaucoup d’amis dans des voyages au Maroc et en Egypte. Les visages s’éclairent quand on fait l’effort de bredouiller quelques phrases dans la langue du pays d’accueil. En Egypte, j’ai le souvenir ému d’un surveillant de musée d’abord revêche. Il était manifestement agacé par le déferlement de touristes rastaqouères et regardait avec suspicion notre appareil photo. Son regard s’est illuminé lorsque je lui ai dit quelques salutations banales: sabaj al jer, sabaj al nour, salaam (les j prononcées comme la jota, bien que ce soit historiquement le contraire)… Finalement, il a sorti de son sac son appareil photo, une vieille boîte cubique et nous a demandé l’autorisation de nous prendre en photo…

Hélas, le BIT cède à la maladie de la rentabilité et le cours est supprimé l’année suivante: 4 élèves, c’est insuffisant. Mon projet d’être le Luther de l’Islam est mal parti!

Alors, tous ces efforts pour rien? Non, il en est resté quelque chose: on «ne me la fait pas» avec le Coran, beau Livre (kitab) souple, adaptable et tolérant. Je sais écarter d’un revers de la main les interprétations bornées des ultras de tous bords qui opiacent le peuple… Je sais rétablir dans son contexte géographique et chronologique ses écrits. Il me revient une belle histoire à raconter à ce sujet:

Nous sommes en 1995 au Niger. Nous revenons du village artisanal de Dakoro, au nord de Maradi. Nous sommes à cinq en voiture, quatre Nigériens pieux et moi. La nuit tombe et un vent de sable se lève. C’est très impressionnant: très vite, on ne distingue plus le bord de la route des champs, tout a une couleur uniforme, je ne vois pas d’autre comparaison que la neige. Nouhou est au volant: il conduit de main de maître. Mais l’anxiété est pesante, d’autant plus que nous sommes dans une région tout juste «pacifiée» à la suite de l’insurrection touarègue. Il faut filer vite avant la nuit et avant la dernière patrouille de l’armée… On kidnappe, on prend des otages, on vole des 4X4, dit-on. Bref, nous avons le feu aux fesses…

C’est le moment que choisit le plus dévot de la bande pour déclarer: «C’est l’heure de la prière, arrêtons-nous!». Embarras des autres, pris entre la piété et la frousse. Ils essaient timidement de proposer un report de la prière. Nouhou affirme qu’il ne répond plus de rien si l’on s’arrête. Il lui est répondu que la volonté de Dieu est plus forte que tout, que nous devons prier et remettre notre sort entre Ses mains. J’écoute. J’ai toujours avec moi mon Coran haussa/arabe à la main droite ...

Je lis à haute et intelligible voix sourate II, verset 240: «Si vous craignez quelque danger, vous pouvez prier debout ou à cheval».

Soulagement! Daniel, l’imam prêcheur, a parlé! Eh oui, bien sûr, le cheval de l’époque, c’est l’automobile d’aujourd’hui! Tout le monde tombe d’accord: nous allons prier en voiture! Mes amis le font et moi aussi. Chacun à sa façon, nous prions finalement le même Dieu.

Que la paix soit avec tous!











mardi 23 août 2016

La tour de Babel: lieux vaut en rire (suite N°3)


La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°3)









La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien



Préambule


Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand et le Russe, je continue par le Polonais.


Le polonais et moi (1)

Le 1er septembre 1939, je n’avais pas encore 7 ans, je savais placer Dantzig (aujourd’hui Gdansk) sur une carte et je comprenais bien ce que signifiait l’expression « Faut-il mourir pour Dantzig ? ». Elle s’appliquait en particulier à mon père, en partance pour la guerre. L’entrée en guerre aux côtés de la Pologne m’avait été présentée comme un geste chevaleresque conforme au sens le plus élémentaire de la loyauté, de la fidélité aux engagements pris, de l’honneur et de la générosité alors que les accords de Munich étaient considérés à la maison comme une honte. Que la déclaration de guerre n’ait été suivie d’aucun effet et que l’armée française soit restée l’arme au pied pendant que la Pologne était dépecée par ses deux grands voisins ne retire rien à la beauté initiale du geste et des sentiments qui l’ont accompagné.

Il m’en restera toute ma vie un fantasme polonais. La Pologne est pour moi une femme – très belle - qu’il faut protéger et délivrer des griffes des méchants. Les garçons de ma génération humiliée par la défaite admiraient Napoléon qui avait « soufflé sur la Prusse » et ils ont tous rêvé d’une petite comtesse Walewska à couver. Mon grand-père, conteur intarissable, renforçait chez nous la fraternité d’armes franco-polonaise en rappelant que les taxis qui avaient tant contribué à gagner la bataille de la Marne en 1914 appartenaient à la compagnie G7 qui était dirigée à l’époque par le comte André Walewski, un arrière-petit-fils naturel de Napoléon Ier… « Un jour, il faudra que j’apprenne le polonais » pensait déjà le petit Daniel.



10 ans plus tard, nous sommes en 1949, je suis un tout jeune homme, le prix Goncourt vient d’être remis à Robert Merle pour son roman « Week-end à Zuydcoote » qui retrace le drame de Dunkerque en juin 40.


Quel rapport avec la Pologne ? Le voici : la page 31 est très osée pour l’époque, on se la passe sous le manteau au lycée, on se demande comment elle a pu ne pas être censurée… Deux soldats de l’armée française en déroute conversent entre deux bombardements ou mitraillages:
  • « Et alors, qu’est-ce que tu as fait ce matin ? dit Alexandre
  • Oh ! Rien ! dit Maillat, rien vraiment. Rien. Et puis si ! Tiens ! J’ai couché avec une Polonaise !
  • Une Polonaise ! Pas possible ! J’en ai jamais baisé, moi, de Polonaise ! Une Polonaise, c’est quand même intéressant ! C’est fait comment, une Polonaise ?
  • Comme les autres
  • Mais raconte, nom de Dieu, raconte ! J’en ai jamais baisé, moi, de Polonaise ! Tu l’as eue tout de suite, là, au béguin ?
  • Non, c’est le résultat d’une erreur, elle m’a pris pour un gendarme ».
Ce passage fait merveille chez les lycéens. Tous les jeunots que nous sommes, pour la plupart puceaux de la plante des pieds à la pointe des cheveux, s’engagent dans une escalade verbale concernant leurs prétendues conquêtes polonaises passées ou à venir dans un futur proche : « T’as déjà baisé une polonaise, toi ? T’en as baisé combien ? » Et d’allonger un tableau de chasse réel ou potentiel impressionnant… Le fantasme polonais est à son paroxysme. N’empêche que quelques éléments de polonais, ça aiderait bien… « Un jour, il faudra que j’apprenne le polonais » persiste à penser le jeune Daniel émoustillé…

30 ans plus tard, nous sommes en 1979, il faut que je me rende à l’évidence, mon fantasme n’a fait aucun progrès vers la concrétisation. Pourtant, j’en ai pincé il y a quelques années pour ma principale collaboratrice, dévouée, efficace, blonde, mutine, séductrice, allumeuse…Elle ne pouvait pas être plus polonaise : elle s’appelait Polonowski ! Elle me laisse le souvenir merveilleux quoique frustrant d’un pique-nique en tête à tête, chez elle, tous deux lascivement allongés sur un tapis de haute laine…

Elle emménageait. Elle avait fait appel à ma musculature puissante (on peut toujours rêver…) pour dérouler et mettre en place un grand tapis blanc qu’elle venait de recevoir. On dit que « de la table au lit, il n’y a qu’un pas » : ici, même pas un pas à faire, il n’y avait qu’à rouler ! La pièce était entièrement vide, pas encore de meubles, juste un tapis épais et moelleux qui enveloppe et chatouille et puis nous deux, rien que nous deux ! Nous avions fait avec tendresse nos petits achats pour déjeuner. Je m’étais montré généreux et empressé: un repas fin sur tapis de haute laine... Rien de plus érotique comme perspective! Oh ! Le frisson savouré d’avance en montant l’escalier! Cette fois-ci, ça y était, je touchais au but ! Bernique, mon vieux Daniel. Ceinture, tu repasseras…Ta blonde incendiaire est finalement très prude ! « Merci, Daniel, c’était très sympa, merci pour le coup de main, merci pour le déjeuner… ». Merci quand même, douce amie, c’est un très beau souvenir rangé dans le best of de ma mémoire du coeur.

Alors, Daniel, toujours envie d’apprendre le polonais ? Non, j’approche de la cinquantaine, il est temps de dételer…et de passer le relais à mon fils aîné. Bon sang ne saurait mentir. Nous habitons à L’Isle Adam dont le maire est un certain Poniatowski qui multiplie les échanges de jeunes avec la Pologne. Mon fils Jean-François va en faire partie : dans une randonnée équestre dans les Carpates, il rencontre Goscia. Nous irons au mariage à Varsovie, pas encore sous la coupe de Jaruzelski, l’homme aux lunettes noires.


Le polonais et moi (2)

Aller à la noce sans pouvoir aligner trois phrases de polonais, ça me semble inconcevable : alors j’achète plusieurs méthodes dont, bien sûr, l’Assimil et je m’y mets avec passion. Longtemps réservée aux Polonaises, ma passion s’affirme alors pour le Polonais.




Je dois cependant à la vérité de dire que je m’arrange pour joindre l’agréable à l’utile : je me trouve une prof de polonais séduisante, Teresa. Elle est jeune et belle, ce qui alimente mon fantasme polonais, décidément coriace…Nous sortons quelquefois dans les « bouchons » du vieux Lyon où je réside alors. Nous nous entendons bien. Mais son visa expire, elle doit rentrer à Wrocław (Les L, l barrés Ł, ł, sont une spécificité de la langue polonaise. Prononcez à peu près: Vrotsouave).

Pour la dernière leçon, la leçon d’adieu, elle m’invite à la rejoindre chez elle. Cela me trouble profondément : y aura-t’il un tapis de haute laine ? J’arrive… La porte est entr’ouverte… J’entre. Elle est dans sa chambre… Elle me prie de venir, c’est de bon augure… Elle est au lit…Je déchante vite : elle a une angine, 40 de fièvre, un œil qui larmoie, l’autre qui fait de la cire, une narine qui coule, l’autre qui renifle, une oreille sourde, l’autre qui entend mal…Fraternel, je vais pour elle à la pharmacie et je lave sa vaisselle. Nous échangeons nos adieux, elle d’une voix mourante… Ah ! Il m’y reprendra Robert Merle, avec ses Polonaises ! Les Polonaises ne sont plus de mon âge, à toi de jouer, mon fils, on reconnaît l’arbre à ses fruits !

Jean-François et Goscia se marient en l’hiver 79. La chaleur de l’accueil fera fondre la neige. Pour moi, c’est un très beau souvenir.



Mais en attendant, la route de Varsovie est longue pour ma bonne vieille Peugeot 305 et son chauffeur. L’épreuve principale est le franchissement du « rideau de fer ». Jamais rien vu d’aussi déprimant : labyrinthe de cheminements compliqués entre les barbelés, miradors, mitrailleuses, chiens, files d’attente, tout un univers concentrationnaire…

On décortique ma voiture, on l’ausculte, on la désosse…Pas un sourire, pas un mot aimable. Tristesse, peur, résignation, gestes mécaniques, regards fuyants. Autant les Allemands de l’ouest essaient d’effacer leur image guerrière en adoptant des uniformes aussi civils que possible, autant l’Allemagne de l’est garde toutes les marques de son militarisme prussien. Les sentinelles font le pas de l’oie. Les autorités portent encore les uniformes que j’ai trop bien connus pendant l’occupation : le même casque, la même casquette à haute visière des officiers…La morgue est insupportable. Je peste, les mauvais souvenirs se réveillent, je marmonne des insultes du genre « Sales Boches »…On nous libérera au bout de deux heures au moins…



Ce n’est pas fini : la vieille autostrade décrépite, aux plaques de ciment disjointes, martyrise mes lombaires. A trois reprises, j’essaie de m’arrêter dans une aire de repos. Je n’y suis pas depuis cinq minutes que la police arrive : « Circulez, y’a rien à voir, vous avez le droit de traverser le pays, pas de vous arrêter »…Pas besoin d’être germaniste pour comprendre qu’il n’est pas question de discuter. D’ailleurs, tous les Français de ma génération connaissent au moins : « Heraus ! » en allemand…Plus loin, j’avise un travailleur et freine pour lui demander un renseignement : jamais vu visage aussi effaré. Il ne sait manifestement pas comment gérer pareille situation inhabituelle. Hagard, il tourne la tête à droite, à gauche, lève les yeux vers les arbres comme pour s’assurer qu’il n’est pas épié. Je lui tends une bouteille de schnaps, pensant qu’une gorgée va le détendre. Il prend la bouteille et s’enfuit à toutes jambes dans les bois…

Après ces épreuves, le premier contact avec la Pologne est un enchantement : sourires, rires, amabilités… Tout semble facile, tout baigne, tout transmet un message de bienvenue…Les Polonais sont les Latins du monde slave. Leur langue chuinte comme le portugais, est remplie de voyelles comme l’italien et de jotas comme l’espagnol. Leur écriture est latine, Dieu merci, mais il y a plusieurs lettres inconnues dans notre alphabet avec des accents et des cédilles inattendus. Nous allons pouvoir nous arrêter dans un restaurant simple mais accueillant et déchiffrer le menu. Je vais pouvoir tester mon polonais :

« Jestesme głodny (prononcer gwodné)! Nous avons faim ! » dis-je à l’accorte servante qui veut bien me faire le plaisir de prendre un air apeuré mais séduit par l’ogre…

Allons-y, ma belle, je vais tout te dire : kapusta, le chou, j’adore ce mot-là ; chleb (avec un CH dur comme en allemand), le pain ; szynka (prononcer chinka), le jambon ; ser, le fromage, sałat (prononcer : saouat), la salade; mięsa (prononcer miensa), la viande ; jarzynu (prononcer yajinou), les légumes ; bigos, une délicieuse choucroute (représentée ci-dessous) et pour faire passer tout ça, napić piwo (prononcer napitss’ pivo), boire de la bière. Et pour la route, kawa ou herbata (prononcer le H comme une jota espagnole) qui n’est pas de l’herbe mais du thé.


La servante veut bien me rouler des yeux admiratifs, mais c’est pas tout ça, on est pas là pour rigoler, la nuit est tombée, il faut reprendre la route…



Cinq à six cents kilomètres de conduite de nuit dans un brouillard à couper au couteau… Varsovie est atteint à trois heures du matin…Personne dans les rues, pas de plan, pas de portable, bien entendu, un froid de canard. Une adresse : encore faut-il savoir que ul. est l’abréviation de ulica (prononcer oulitssa), la rue…

Enfin, un passant surgit de la nuit épaisse: « Gdzie jest ul… ? Où est ?… » . Il ne sait pas mais il y a une cabine téléphonique pas loin et il va appeler pour nous. Les secours arrivent, on nous loge (ce qui est très difficile à l’époque en Pologne), on nous borde. Nous serons réveillés avant l’aube par la première messe de 6 heures du matin : spectacle inoubliable que cette foi ardente vue de nos fenêtres, ces multiples pas dans la neige et la foule silencieuse et recueillie qui vient remplir une église pleine à craquer…La religion catholique est le bastion de toutes les résistances au régime.

Je me rappelle le mariage. Je me rappelle la mairesse qui officie à l’hôtel de ville. Je me rappelle la gerbe déposée au monument aux morts (Pourquoi ? Je ne me souviens plus, c’est une tradition me semble-t’il). Je me rappelle le repas plantureux (le pays était rationné, il fallait faire des queues interminables et je ne sais comment nos hôtes se sont débrouillés). Je me rappelle les chansons, les danses, les discours, les remerciements des jeunes mariés : « Djiękuję, je remercie, Djiękujeme, nous remercions, Djiękuje, merci ». Alors, pour la prononciation de Djiękuje, ne vous tracassez pas : pensez d’abord « jeune couille », ajoutez un d devant et remplacez le e muet final par un é. Vous obtenez : « djeune couillé », c’est à peu près ça…Cet entraînement vous aidera pour le néerlandais où « Merci » se dit « Dank U » avec un U prononcé à la française.

Nous visiterons le magnifique vieux quartier de Varsovie (entièrement neuf, reconstitué à l’identique). Nous irons marcher dans les forêts de bouleaux à l’écorce argentée comme la lumière du ciel d’hiver. Puis, il nous faudra reprendre la route.


Les adieux sont difficiles : la belle-maman pleure le départ de sa fille pour l’Occident capitaliste, redoute de ne pas la revoir avant longtemps et de ne pas pouvoir communiquer dans la langue de ses futurs petits-enfants. Mais, j’ai assez de polonais et de gestes pour lui expliquer que si Goscia omet de parler polonais à ses enfants, alors, c’est moi, le grand-père français qui leur parlerai polonais. La maman, rassérénée, sèche ses larmes et accepte de bon gré de livrer sa fille à de bonnes mains...

Nous allons d’une seule traite jusqu’en Allemagne de l’ouest. Il faut dire quand même que les Allemands de l’est, assurés de nous voir repartir de chez eux, ont été un peu plus aimables au retour. Il me reste à tenir ma promesse de parler polonais aux deux petits-enfants adorables qui vont naître de cette union. Je n’aurai pas à le faire pour l’aînée, Julie, qui parle bien volontiers polonais. Mon Ludovic est plus rebelle au bilinguisme. Il se prêtera cependant avec bonne grâce quand il aura vingt ans à une petite cérémonie de régularisation de ma promesse : je lui donnerai une leçon de polonais…Pour le principe, parce que j’ai appris le 3 septembre 1939 qu’il fallait tenir ses engagements avec la Pologne.

Alors, qu’est-ce que le Papy peut donc encore enseigner aujourd’hui en polonais à son petit-fils? Dzień dobry, bonjour, Do widzenia, au revoir, Nie rozumiem, je ne comprends pas, Mówię po francusku, je parle français…Ou encore Lubić, aimer ; miłość, l’amour. Ja jestem gwodny, j’ai faim ; kapusta, le chou, mon mot polonais préféré ; bigos, mon plat polonais favori…Quelques mots du cœur et de l’estomac, les vestiges du fantasme du tapis de haute laine, quoi !

Allons, Papy, oublie tes Polonaises !

Dernière heure

Qui l'eût cru? Dans le Beaujolais, à Marchampt 450 habitants, j'ai eu le plaisir de renouer avec la langue polonaise ! Nombreux en effet sont les vendangeurs polonais qui viennent dnner un sérieux coup de main. Certains restent ici. J'ai eu ainsi le plaisir de donner des leçons de Français à mes amis Michalik et de récupérer 50 mots de Polonais.

Pour les Polonaises, il me reste celles de Chopin!



La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°2)

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°2)

La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien

Préambule

Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après avoir commencé par le Portugais, puis l'Allemand, je continue par le Russe.

Le russe et moi (1)

Mon goût pour la langue russe n’est pas né d’hier. En 1945, j’avais 12 ans, je baignais dans une ambiance familiale pro-russe : on attribuait à l’URSS – à juste titre, je crois – la part capitale dans la victoire sur le nazisme et j’étais allé voir avec ravissement au Cirque de Rouen les chœurs de l’Armée Rouge ainsi qu’une conférence dithyrambique sur l’amitié franco-russe donnée par les survivants de l’escadrille Normandie-Niemen, Français libres ayant combattu sur le front de l’est. J’adorais la musique russe et me passais les « Steppes de l’Asie Centrale » pendant des heures. Faire un jour le Transsibérien était mon rêve le plus cher. Il le reste d’ailleurs aujourd’hui.

Mais surtout, 1945, c’était le retour des prisonniers. Mon père, vu son âge, était déjà rentré en 1943 mais ses jeunes camarades de 10 ou 20 ans plus jeunes rentraient à leur tour et venaient voir le « Vieux », le quadragénaire. Ils étaient le plus souvent célibataires et paillards. A les entendre, on aurait pu croire que la captivité avait été une vraie partie de rigolade ! On ne disait pas : « Ah ! C’était le bon temps ! », mais presque… Ma mère roulait des yeux de plus en plus furieux : elle avait mené une vie de sainte pendant quatre ans, elle se privait pour envoyer des colis à son homme, elle croyait qu’il manquait de tout, qu’il était déprimé et voilà que tous ces gaillards en bordée évoquaient joyeusement le bon vieux temps de la captivité ! Elle commença à faire le vide autour de papa…

Mais c’est avec B.... que la crise atteignit son paroxysme. B..... avait ramené des camps une jeune femme russe, plutôt belle, Luba. Il vint nous la présenter. Elle était, la pauvre, complètement paumée, prostrée, déracinée. Elle ne parlait pas un mot de français. Elle a passé sa journée chez nous à s’enfermer et à pleurer. Là-bas, en URSS, son village avait été rasé, sa famille massacrée. Elle avait durement souffert dans les camps allemands. Le camp des femmes russes était contigu à celui de mon père et de ses compagnons d’infortune, mais le régime y était beaucoup plus rude.

B.... est un brave type, il va épouser Luba et nous serons invités au mariage. Daniel, 12 ans, ému et peut-être un brin amoureux, il n’y a pas d’âge pour cela, va se préparer à la noce. Il achète un petit livret de russe à couverture rouge vif, apprend l’alphabet cyrillique, absorbe un vocabulaire non négligeable et conjugue à tous les temps le verbe aimer…Sympathique noce, copieusement arrosée. Luba est heureuse, elle a déjà assimilé beaucoup de français. Je lui chante « Les yeux noirs » : Otchi tchornie, otchi jgoutchié, otchi strassnié i prekrassnié, kak lioubliou ya vas, kak boyoussi ya vas, znatiouvidiel vas…Tout est au beau fixe.

Catastrophe ! En fin de repas, les alcools aidant, les langues se délient : « Tu te souviens, Louis, quand tu as jeté aux femmes russes une plaquette de chocolat par-dessus les barbelés le jour de Noël ? ». Oh oui, elle s’en souvient, Luba, de ce geste chevaleresque ! Son visage s’illumine, elle se fait comprendre, elle se fait traduire. De tels gestes étaient rares dans cette sale guerre ! Ce geste a illuminé les pensées de ces femmes pendant longtemps, les a aidées à survivre. Le geste, beaucoup plus que le chocolat ! Luba sort de sa mélancolie slave, son visage s’ouvre en même temps que celui de ma mère se ferme…

Ainsi donc, pendant qu’elle se privait (et que ses pauvres enfants étaient couchés sur la paille…), Monsieur faisait le joli cœur et, tel Roméo chantant sa sérénade sous le balcon de Juliette, il faisait le paon sous les barbelés et achetait les charmes slaves avec du chocolat, son chocolat, le chocolat des ses pauv’z’enfants !

On s’empresse pour la rassurer, on multiplie les informations et les arguments de la défense : le camp russe n’avait rien du balcon de Juliette, la clôture était électrifiée, il y avait des miradors, des chiens de berger allemands, des mitrailleuses, le geste n’était pas galant mais héroïque, certains ont été fusillés pour moins que ça. Peine perdue, les explications aggravent le cas de papa : ainsi donc, ce père de famille indigne dilapidait le chocolat de ses enfants et prenait le risque de laisser deux orphelins pour les beaux yeux d’embobineuses slaves !

La défense avance d’autres arguments : les femmes russes étaient abominablement mal traitées, pouilleuses, faméliques, tondues, galeuses, repoussantes. Le geste n’était pas seulement héroïque, il était humanitaire ! Rien n’y fait. Ma mère a « s’n’idée » dans la tête.

Daniel regrette un peu son chocolat mais il pense que le geste ne manquait pas d’allure. En tout cas, il range pour longtemps son livre de russe : le sujet est devenu tabou à la maison…

Il faudra attendre 1992 pour que je reprenne mes études de russe. Suite au prochain numéro…





Le russe et moi (2)


Donc, exit Luba pour toujours, exit le russe pour longtemps.

Oh, il y aura bien un petit retour de flamme vers les 20 ans sous l’influence de mon ami Roger Drobacheff, fils de Nicolas Grégorévitch Drobacheff, exilé russe blanc. Je me procurerai l’Assimil et en ferai une trentaine de leçons. Il m’en reste aujourd’hui « Gdie yest gospital ? Où est l’hôpital ? » dont j’espère n’avoir jamais à me servir et « Ya lioubliou tchaï, j’aime le thé » qui serait certainement d’une grande utilité pour passer 5 jours dans le Transsibérien avec des amis autour d’un samovar…Il me reste aussi de savoir chanter les Bateliers de la Volga en russe, ce qui peut faire un effet certain.

Mais c’est seulement en 1992 que je ferai une seconde tentative sérieuse de russification…Gorbatchev avait bien détendu les rapports est/ouest. Je souhaitais satisfaire mon vieux rêve : rallierVladivostock par le Transsibérien. Cinq jours de dialogues fatalistes à la Tchékhov devant un samovar dans une steppe interminable… Le pied !... L’antidote parfait au stress de l’Occident !

D’autre part, j’étais encore au BIT à Genève et mon chef voulait m’envoyer faire un séminaire de gestion pour femmes commerçantes en Ouzbékistan. Une sorte de cadeau à la veille de la retraite… Je m’y préparais avec passion. Pascale, ma femme, aussi : elle devait suppléer mes faiblesses linguistiques par des dessins rétroprojetables. Nous avions lu tout ce qu’on peut lire sur Tamerlan, collectionné livres et vues de Samarkand et de Boukhara. Surtout, je m’étais inscrit à un excellent cours de russe dans le centre de langues du BIT : je le suivais avec assiduité et zèle. Il faut bien préciser que nous n’étions pas encore sortis de la soviétisation des peuples de l’Asie centrale et qu’il semblait évident à l’époque que la langue à savoir pour aller à Tachkent était le russe.

Nous devions partir le 28 décembre 1992. Or, la veille de Noël, le Président Gorbatchev a démissionné et l’URSS a été dissoute. Une longue période de désorganisation a fait suite à ce double événement. Les valises sont restées prêtes pendant deux semaines… Puis, il a fallu se rendre à l’évidence : la mission n’aurait pas lieu. L’Ouzbékistan prenait le large et mettait en exergue sa propre langue, plus proche du turc que du russe. Fallait-il continuer les cours de russe jusqu’à la fin de l’année scolaire ? Ils me consumaient beaucoup de temps et d’énergie et mes motivations s’étaient évanouies. Tout m’incitait à l’abandon. C’était sans compter avec une autre motivation qui avait surgi entretemps : battre Franz-Josef à plate couture, effacer juin 40…

Là, je dois une explication avant d’aller plus loin : je suis un enfant de la guerre, mes premiers souvenirs forts sont, à 7 ans, la débâcle honteuse de l’armée française et la morgue des vainqueurs. On ne peut pas avoir traversé pareille époque sans en rester un peu tordu. Intellectuellement, je me réjouis toujours de voir l’harmonie du « couple franco-allemand ». Je suis navré quand il y a des brouilles. La réconciliation des deux peuples et la construction de l’Europe me paraissent les deux événements historiques capitaux de ma courte vie.  Mais je garderai toujours aux tripes la peur des Allemands et la volonté de leur barrer la route quand ils sont trop forts. Comme disait Mauriac : « J’aime tant l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ! ». Bref, j’adore les Allemands qui perdent ! Je ne supporte pas de les voir gagner, il en sera toujours ainsi.

Cela dit, quel rapport avec mon cours de russe ? Malgré mes efforts, je n’étais pas le meilleur élève du groupe. Etre le second n’est pas une situation dont je m’accommode facilement, je dois l’avouer sans fausse modestie. Mais j’arrive cependant à m’en satisfaire, sauf dans un cas absolument rédhibitoire : lorsque le premier est Allemand ! Or, Franz-Josef était de loin le meilleur d’entre nous ! « Inacceptâââbe, aurait dit mon grand-père, comme en 14, on ne passe pas ! ».

Et cette prof de russe, plate comme une limande devant le Prussien… Elle remuait le fer dans la plaie, elle minaudait et n’arrêtait pas de flatter le vainqueur : « Qui va me dire comment on dit « les yeux noirs » ? Personne ? Allons, Franz-Josef, ne me laissez pas tomber, je suis sûre que vous le savez, vous… Ah ! Merci, Franz-Josef, vous êtes bien le meilleur ! Prenez-en de la graine, vous autres ! Bravo, Franz-Josef !... ». Gngngngn…M’énerve, ce Franz-Josef !... Gngngngn… M’énerve, la prof de russe !... Quand je pense que mon père envoyait mes tablettes de chocolat à tes compatriotes par-dessus les barbelés allemands ! Collabo, va !...Tu vas voir qui est le meilleur !

Alors, j’ai continué le cours et travaillé de plus belle. Le jour et la nuit. Je m’endormais souvent avec le casque sur les oreilles, bercé par la musique de la belle langue russe. En juin, nous avons passé l’examen : Daniel, 96 points sur 100, Franz-Josef, 78 points. J’ai refermé livres et cahiers. Je ne les ai plus jamais rouverts depuis. Je ne sais plus dire vingt mots de russe. Je ne prendrai sûrement jamais le Transsibérien. Je ne connais toujours pas Samarkand. Je n’irai peut-être jamais en Russie. Peu importe, l’essentiel est là : j’ai dit « Niet » à la domination de Franz-Josef ! Voyez, jeunes générations, comme la guerre, ça rend con !

Dernière heure: mon implication dans les affaires scolaires de Marchampt en 2015 m'a permis de renouer avec le Russe car je voulais contribuer à aider un jeune Russe, Nikita, à s'intégrer dans la classe. Et j'ai eu le plaisir d'animer quelques sessions de français pour Galina, sa maman. Ainsi, mon bagage linguistique a pu remonter à une cinquantaine de mots! Pas encore assez pour me risquer à prendre le Transibérien!

   



lundi 22 août 2016

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°1)



La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°1)


La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien

Préambule
Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après avoir commencé par le Portugais, je continue par l'Allemand.


L’allemand et moi (1)
Meine Birne ist kaput

C’était en Suisse, en 1967. Je m’étais cassé tibia et péroné au ski. On m’avait transporté dans la petite clinique voisine. La neige fraîche avait sévi, le petit établissement était débordé : il y avait des jambes et des pieds à réparer un peu partout. L’unique médecin faisait ses réductions à la chaîne et bâclait un peu. On me rafistola à la va-vite. On me prévint que j’allais avoir mal pendant la nuit et qu’il était inutile d’appeler, l’établissement ayant épuisé son stock de remèdes contre la douleur…

Vers quatre heures du matin, torturé par la souffrance et encore plus par un besoin impérieux d’exercer mes fonctions naturelles, je sonnai en vain puis, de guerre lasse, je frappai au mur pour réclamer un urinal. Point de réponse. Je frappai encore. Une patiente hospitalisée dans une chambre voisine vint charitablement entr’ouvrir ma porte et s’enquérir de mes besoins en allemand, seule langue qu’elle connaissait.

Demander à une dame inconnue, à quatre heures du matin, en se tortillant, de l’aide pour faire pipi, ceci en allemand, langue dont je maîtrisais une centaine de mots, croyez-moi, ce n’est pas un exercice facile ! J’avais un vague souvenir de Bein, Beine, la jambe, les jambes. Mais je confondis avec Birne, la poire, au sens propre mais aussi, si je ne m’abuse, la tête au sens figuré. Je me lançai, pressé par la nécessité :

« Meine Birne ist kaput ! » éructai-je

Réalisant que son bon geste avait été téméraire, la dame charitable eut un mouvement de recul, referma rapidement la porte et, persuadée d’avoir eu affaire à un fou, prit la fuite sans mot dire, me laissant à ma torture…


(Tête de Louis-Philippe 1er suite à un accident de ski)


L’allemand et moi (2)
Wollen Sie ein Glass Bier?

Je me suis livré tout au long de ma vie à un intense papillonnage linguistique. La méthode « Assimil » (publicité gratuite) a été le principal outil de mes efforts pour butiner quelques phrases, juste assez pour dérider mes interlocuteurs étrangers et les rendre bienveillants. Les apprentis polyglottes de ma génération ont tous bien connu « My tailor is rich », « Diese Maschine ist nicht neu », « Alberto va a Paris », « A rua è curta », « Jan draagt een zwaar pack » et « Roma non fu fatta in un giorno ».

C’est suffisant pour se débrouiller et gagner la sympathie des indigènes, mais pas pour éviter les quiproquos. J’en ai fait maintes fois l’expérience :

L’Assimil allemand m’avait enseigné: « Wollen Sie ein Glass Bier? Voulez-vous un verre de bière? », ce qui paraît très approprié pour voyager outre-Rhin. Me rendant en 1955 à Heidenheim (Würtenberg), j’interpelai un chef de gare à la casquette rouge impressionnante et lui demandai où était le train pour Heidenheim.

« Gleis vier, quai quatre » me répondit-il
J’entendis vaguement « Glass Bier ».
« Nein, nein, ich will nicht trinken. Bitte, der Zug nach Heidenheim Non, non, je ne veux pas boire. Le train pour Heidenheim, s’il vous plaît ». Et j’appuyai ma requête d’un bruit de locomotive : Tch…Tch…Tch…
« Ja, ja, Gleis vier ».

Son entêtement à me diriger vers le buffet me découragea. Je bondis dans le premier train en partance…et me retrouvai à Stuttgart.



(Wollen Sie ein Glass Bier?)

dimanche 21 août 2016

La tour de Babel: mieux vaut en rire

La tour de Babel: mieux vaut en rire


































La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien




Préambule

Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Je commence par le Portugais.






Le portugais et moi (1)



Quiproquos interculturels : les fruits




J’avais pris des leçons de Portugais en 1952, en cours du soir. Je n’en avais pas réellement besoin pour mes études, mais c’était comme ça, j’en tirais du plaisir. A l’époque, j’avais 20 ans, je voulais être consul à Curitiba comme disait la chanson en vogue. Je fis finalement tout autre chose, allant notamment dans les Vosges produire et vendre du papier hygiénique. J’oubliai mon petit bagage de Portugais au fil des ans. Il ne m’en resta qu’une phrase accrochée à ma mémoire pour je ne sais quelle raison : « Haverà muita fruta este anno, segundo o que dizem os camponeses » (« Il y aura beaucoup de fruits cette année, d’après ce que disent les paysans »).



25 ans plus tard, je pris fonction à Lisbonne dans un projet du Bureau International du Travail (BIT). J’y arrivai armé de mon unique phrase que je pouvais prononcer correctement mais qui n’était vraiment pas facile à placer dans la conversation.



Pourtant, lors de mon premier dîner dans la bonne société lisboète, après avoir conversé en français tout au long du repas avec mes hôtes parfaitement francophones, je saisis l’opportunité qui m’était offerte lorsque la servante apporta sur la table une superbe corbeille de fruits : « Haverà muita fruta este anno, segundo o que dizem os camponeses », affirmai-je d’un ton sentencieux.





Mes interlocuteurs me regardèrent avec stupéfaction comme si le chat leur avait adressé la parole en japonais. « Mais vous nous aviez caché que vous parliez parfaitement notre langue ! ». Et ils embrayèrent aussitôt sur le Portugais avec volubilité, à ma grande confusion…




Le portugais et moi (2)
Quiproquos interculturels : les cousins



Je suis resté deux ans à Lisbonne. Tous les cadres de ce délicieux pays parlaient alors Français et mes progrès en Portugais en pâtissaient. Seule, ma concierge et femme de ménage me permettait de pratiquer. Je lui dois beaucoup mais l’apprentissage n’a pas été sans accrocs.


Chaque matin, elle me réveillait en sonnant à la porte et en m’apportant le pain frais du petit déjeuner. Elle était habituellement accompagnée de son jeune fils qu’elle conduisait à l’école. Un beau matin, j’ouvre la porte, encore chiffonné par le sommeil et je la trouve exceptionnellement accompagnée d’un jeune homme (um rapaz) d’environ 15 ans. Je me frotte les yeux, je cherche à articuler, la langue pâteuse, une civilité quelconque :
  • « Quem è este rapaz ? Qui est ce jeune homme ?
  • E o filho do meu tio, là, na minha terra. C’est le fils de mon oncle, là-bas au pays ».
Je veux dire quelque chose d’aimable à cette brave femme et à ce jeune homme… Je réfléchis : le fils de l’oncle, c’est un cousin. Mais comment dire cousin en Portugais ? Je saurai plus tard qu’on dit « primo ». Pour l’instant, je marche à la boussole. Je prends le pari que cousin se dit « cuzinho » (prononcez : couzignou) et je me lance, cérémonieux, solennel, le petit doigt sur la couture de mon pantalon de pyjama :


« A senhora tem um cuzinho muito simpàtico »


Je croyais dire: “Vous avez, Madame, un cousin très sympathique”. Le visage de la brave femme s’empourpra, son expression véhicula un mélange de peur, de commotion, de scandale, de colère mais aussi de satisfaction. Elle vacilla, hésita longuement sur l’attitude à prendre, opta finalement pour la fuite après un dernier regard d’incompréhension, d’interrogation et de frayeur. Elle tourna les talons sans mot dire, traitant l’étranger inconscient avec mépris et indulgence tout à la fois, mais aussi avec un je ne sais quoi d’espoir et de reconnaissance.


Alerté par ce comportement bizarre, j’allai dès mon arrivée au bureau m’informer auprès de ma secrétaire, parfaitement bilingue : « Carmen, cousin en Portugais, ça se dit bien cuzinho ? ». Le long éclat de rire qui accueillit ma question me fit toucher du doigt l’ampleur de ma bourde. Je venais tout simplement de dire à ma concierge : « Vous avez, chère Madame, un petit cul très sympathique »…


Mes rapports avec ma concierge ne furent plus jamais les mêmes. Ils manquaient de naturel. Elle semblait se demander si le lapsus devait être attribué à ma lourdeur d’étranger ou si j’avais sciemment joué l’âne pour avoir du son… Après tout, son mari ne lui faisait peut-être plus souvent ce genre de compliment…




Le portugais et moi (3)
Quiproquos interculturels : les tomates




Nous étions en 1977, au lendemain de la révolution des œillets. Mon tailleur n’aimait pas le gouvernement de Màrio Soares. Il avait la nostalgie des présidences autoritaires de Salazar et de Caetano. En virevoltant autour de moi pour prendre mes mesures, mon tailleur m’expliqua donc sa pensée politique avec force gestes:


« O que precisamos aqui, è um homem forte, um homem de tomates ! » 


Mon portugais s’était déjà un peu affermi et j’ai cru pouvoir comprendre cette phrase simple :


« Ce dont nous avons besoin ici, c’est d’un homme fort, un homme de tomates ! »


Un homme fort, c’est clair, mais pourquoi diable un homme de tomates ? Mais c’est bien évident : le concentré de tomates arrivait à cette époque parmi les cinq meilleurs produits d’exportation portugais. Mon travail m’avait amené à étudier avec soin le Plan quinquennal du gouvernement. « O fomento das exportações », la promotion des exportations y était un leit motiv. Un bon chef de gouvernement devait promouvoir la tomate, c’était clair comme de l’eau de roche !


Le cerveau encore bouillonnant d’idées novatrices pour inonder les marchés de tomates portugaises et dérivés, je m’en fus dans les ruelles tortueuses de la vieille ville à la recherche d’un petit restaurant sympathique. Ils pullulaient. Tous affichaient sur des ardoises le menu du jour : « Hà codorniz, hà caracois, hà bacalhau com todos… », « Il y a des cailles, des escargots, de la morue… ».


Une ardoise me tint en arrêt : « Hà tomates de carneiro », littéralement : « Il y a des tomates de mouton ». J’entrai, ça sentait bon. Ce mouton à la sauce tomate devait valoir le coup. Et puis je me sentais investi d’un devoir d’aide au développement en consommant de la tomate portugaise ! Je demandai à la serveuse de plus amples informations :


« Os tomates de carneiro, o que è ? Les tomates de mouton, qu’est-ce que c’est ?»


La serveuse se troubla et appela le patron à la rescousse. Manifestement, la conversation que j’engageais était une affaire d’hommes… Le tenancier s’approcha en roulant les mécaniques et m’édifia avec des gestes sans ambiguïté : les deux mains jointes, paumes en dessus, creusées en forme de godets, firent mine de soupeser et entamèrent de haut en bas et de bas en haut un mouvement de suspensoir… Les tomates de carneiro étaient des testicules de mouton. Et, bien sûr, o homem de tomates de mon tailleur, c’était un chef de gouvernement qui « en avait »…





Tomate doit s’employer au singulier si c’est vraiment de tomates qu’on veut parler. Chers amis, si vous voyagez au Portugal, ce que je vous conseille vivement, croyez-en ma vieille expérience : ne demandez jamais au restaurant « uma salada de tomates », commandez « uma salada de tomate », même si vous voulez qu’on vous en mette deux comme papa.