La tour de Babel: mieux vaut en rire (Suite N°4)
L'Arabe et moi
La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien
Préambule
Selon
la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même
langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour
dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu
irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se
comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre.
La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme
proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir
contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les
morceaux en flirtant
(ou en «contant
fleurette» si vous préférez)
avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs
dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand, le
Russe et le Polonais, je poursuis par l'Arabe. L'hébreu suivra.
L’arabe et moi (1)
Je
suis un lecteur attentif du Coran, livre plein de poésie, de sens
pratique et de tolérance, n’en déplaise aussi bien à ses
détracteurs qu’à ceux de ses laudateurs qui en font un usage
outrancier voire criminel pour assurer leur pouvoir temporel plutôt
que la gloire de Dieu.
Je sais trop bien ce qu’ont coutume de
répondre les extrémistes: Dieu a dicté sa parole en arabe, les
traductions sont faussées par Satan! Alors, le projet d’apprendre
l’arabe m’a taraudé pendant des années: pouvoir lire le Coran
en arabe et river leur clou à des fanatiques ou à des imams ignares
et bornés était une perspective réjouissante. Je mesurais mal
l’ampleur de la tâche: l’idée était là, latente, elle
attendait un déclic…
Il est venu au Maroc, lors de deux voyages à
Marrakech, dans les années 80. Merveilleuse Marrakech, inoubliable à
plus d’un titre, classée dans les premiers rangs dans ma mémoire
du cœur.
La
Koutoubia
Décembre
1981: je suis en séminaire à Casablanca. Je m’échappe une
journée à Marrakech, bien emmitouflé car il ne fait pas chaud et
en outre, depuis mon enfance, j’ai vu au mur de la chambre de mon
grand-père une image de Marrakech sur fond d’Atlas enneigé: j’en
garde la certitude d’aller dans une ville de montagne très froide.
Je prends un autocar bondé, à trois personnes par banquette de
deux, ce qui encourage bien les conversations. Mon voisin est un
commissaire de police retraité qui retourne à Marrakech où il a
exercé son métier. Il me vante la ville, les souks, la Koutoubia,
la place Jamaa-El-Fna. Il me dit combien cette place a facilité son
travail: c’est le rendez-vous des jeunes, il y a toujours quelque
chose à voir, on ne s’ennuie pas, c’est un antidote souverain
contre la délinquance. «Fermez la place et il feront des
coups pendables!» affirme t’il.
Justement la voici,
cette grande place grouillante de monde, c’est le terminus du car,
nous y arrivons vers midi. Le soleil est haut dans le ciel et je suis
la risée bienveillante de la foule et en particulier des gosses avec
mon manteau, mon écharpe, mon pull, mon chapeau et mes grosses
godasses d’Européen.
Avant
d’aller visiter le souk et la Place, j’entre dans un grand café
et demande au garçon si je peux lui confier mes oripeaux ridicules,
ce qu’il accepte avec le sourire. Et je pars les bras ballants…
Pâtisseries orientales, brochettes, écrivains publics, charmeurs de
serpents, fiacres, c’est le spectacle permanent. On trouve de tout,
Place Jamaa-El-Fna, on y trouve même des dentiers d’occasion!
Je
suis étourdi de bruit, de couleurs, de plaisir. Je fais une pause.
Je vais retrouver mon garçon de café. Vu le service de vestiaire
rendu, je me crois obligé, en bon Normand qui ne veut pas «être en
reste», de déjeuner chez lui mais l’établissement ne fait pas
restaurant. Je suis dépité. «Qu’à cela ne tienne,
dit-il, ma mère a préparé un poulet au citron que je m’apprête
à partager avec les collègues, quand il y en a pour trois, il y en
a pour quatre». J’accepte sans me faire prier et
partage dans l’arrière-cuisine et dans les rires un poulet divin.
Gloire à la maman! Je repartirai pour Casa le soir, subjugué. Trop
à voir pour mes fragiles yeux bleus: il faut que j’y revienne avec
Pascale, ma femme, mes yeux de secours.
Je le
ferai quelques années plus tard. Nous retrouverons mon ami, le
garçon de café. Il nous sera à nouveau interdit de payer nos
consommations. Tout au plus, acceptera-t’il que mon artiste
d’épouse fasse son portrait au crayon et le lui offre. Et moi, mon
cadeau sera d’aller sur la Place prendre ma première leçon
d’arabe…
J’avise un écrivain public, un vieil Hadj entouré de
quelques jeunes étudiants. Il y a un petit banc de bois très bas
qui est libre. Je prends place et, comme entrée en matière, je lui
récite tout ce que je sais, à savoir les quatre premières lettres
de l’alphabet arabe: alif, ba, ta, tha. Et
puis je fais du menton un geste interrogateur, comme pour dire: «Et
la suite?».
Alors, la leçon commence. La foule se presse
pour voir cette curiosité: le roumi analphabète
qui peine à lire et à écrire. Ma gaucherie et ma bonne volonté
m’attirent des sympathies: un cercle se forme autour de nous, il y
aura bientôt plus de monde que chez le charmeur de serpents ou le
marchand de lokoum…A mon tour d’écrire l’alphabet entier. Je
m’applique, la photo prise par Pascale en témoigne:
Le
résultat, je l’ai gardé dans mes archives. Voici ma première
page d’arabe:
Je
suis allé la montrer à notre garçon de café, trop heureux d’avoir
contribué à cette conquête d’un «infidèle». Mais pour pouvoir
lire le Coran, la route est encore longue…
L’arabe
et moi (2)
La
pente est raide et la porte est étroite pour réaliser mon objectif
de lire le Coran en arabe. Ni l’écrivain public de la place
Jamaa-el-Fna, ni la méthode Assimil n’y suffiront. Je m’inscris
donc au Centre de Langues du BIT pour l’année scolaire 1986/87.
Quatre élèves seulement, ce sont presque des cours particuliers.
Le
professeur, Monsieur Sayed Amin, est Egyptien, issu d’une famille
de bédouins: outre sa gentillesse et sa patience, je retiens de lui
son amour infini des chameaux (qui sont généralement des
dromadaires, mais c’est ainsi, partout en Afrique, on dit en
français: «chameaux» quel que soit le nombre de bosses). Pas un
cours sans une belle histoire de chameau! Le chameau, le saviez vous,
serait monogame et très fidèle.
Le
grand amour chez les camélidés
Monsieur
Sayed Amin affirme que, lorsque le chameau perd son épouse, il
pleure, se roule par terre, se tord de douleur et refuse de manger.
Il faut parfois l’égorger pour abréger ses souffrances. Est-ce
vrai? Peu importe: l’histoire est belle, je veux y croire…
On ne
s’étonnera pas que vingt ans plus tard, le temps ayant emporté
l’essentiel de mon petit bagage de vocabulaire, un mot soit resté
bien ancré dans ma mémoire: الجمال
al jamalou, le chameau;
jamalon’, un chameau; jamaliii,
mon chameau. Les bédouins sont surpris de notre acception péjorative
du mot «chameau» pour désigner une personne méchante ou
acariâtre: «Quel vieux chameau!». Pour eux,
le chameau a toutes les vertus et les veuves suivent, paraît-il, le
corps de leur mari défunt en se tordant les mains et en hurlant:
«jamaliii, jamaliii!...Mon chameau, mon
chameau!...». Entraîne-toi, Pascale…
A part
les chameaux, j’apprends beaucoup et nous nous faisons beaucoup
d’amis dans des voyages au Maroc et en Egypte. Les visages
s’éclairent quand on fait l’effort de bredouiller quelques
phrases dans la langue du pays d’accueil. En Egypte, j’ai le
souvenir ému d’un surveillant de musée d’abord revêche. Il
était manifestement agacé par le déferlement de touristes
rastaqouères et regardait avec suspicion notre appareil photo. Son
regard s’est illuminé lorsque je lui ai dit quelques salutations
banales: sabaj al jer, sabaj al nour, salaam (les j prononcées comme
la jota, bien que ce soit historiquement le contraire)… Finalement,
il a sorti de son sac son appareil photo, une vieille boîte cubique
et nous a demandé l’autorisation de nous prendre en photo…
Hélas,
le BIT cède à la maladie de la rentabilité et le cours est
supprimé l’année suivante: 4 élèves, c’est insuffisant. Mon
projet d’être le Luther de l’Islam est mal parti!
Alors, tous
ces efforts pour rien? Non, il en est resté quelque chose: on «ne
me la fait pas» avec le Coran, beau Livre (kitab)
souple, adaptable et tolérant. Je sais écarter d’un revers de la
main les interprétations bornées des ultras de tous bords qui
opiacent le peuple… Je sais rétablir dans son contexte
géographique et chronologique ses écrits. Il me revient une belle
histoire à raconter à ce sujet:
Nous
sommes en 1995 au Niger. Nous revenons du village artisanal de
Dakoro, au nord de Maradi. Nous sommes à cinq en voiture, quatre
Nigériens pieux et moi. La nuit tombe et un vent de sable se lève.
C’est très impressionnant: très vite, on ne distingue plus le
bord de la route des champs, tout a une couleur uniforme, je ne vois
pas d’autre comparaison que la neige. Nouhou est au volant: il
conduit de main de maître. Mais l’anxiété est pesante, d’autant
plus que nous sommes dans une région tout juste «pacifiée» à la
suite de l’insurrection touarègue. Il faut filer vite avant la
nuit et avant la dernière patrouille de l’armée… On kidnappe,
on prend des otages, on vole des 4X4, dit-on. Bref, nous avons le feu
aux fesses…
C’est
le moment que choisit le plus dévot de la bande pour déclarer:
«C’est l’heure de la prière, arrêtons-nous!». Embarras des
autres, pris entre la piété et la frousse. Ils essaient timidement
de proposer un report de la prière. Nouhou affirme qu’il ne répond
plus de rien si l’on s’arrête. Il lui est répondu que la
volonté de Dieu est plus forte que tout, que nous devons prier et
remettre notre sort entre Ses mains. J’écoute. J’ai toujours
avec moi mon Coran haussa/arabe à la main droite ...
Je lis
à haute et intelligible voix sourate II, verset 240: «Si
vous craignez quelque danger, vous pouvez prier debout ou à cheval».
Soulagement!
Daniel, l’imam prêcheur, a parlé! Eh oui, bien sûr, le cheval de
l’époque, c’est l’automobile d’aujourd’hui! Tout le monde
tombe d’accord: nous allons prier en voiture! Mes amis le font et
moi aussi. Chacun à sa façon, nous prions finalement le même Dieu.
Que la paix soit avec tous!