lundi 5 septembre 2016

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°7) L'Anglais et moi

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°7)

L'Anglais et moi



La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien


Préambule


Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand, le Russe, le Polonais, l'Arabe, l'Hébreu et le Néerlandais, je poursuis ave l'Anglais.


L’anglais et moi (1)

Sciuscià


D’où me vient le goût des langues, des voyages et des cultures, moi qui suis d’une famille sédentaire, casanière, monoglotte, rarement biglotte, jamais troglodyte comme disait ma grand’mère qui n’a jamais su dire polyglotte? La guerre, encore la guerre… A 12/13 ans, j’avais déjà vu et entendu, dans des conditions pour le moins hors du commun, quelquefois même tragiques, donc susceptibles d’aviver la mémoire d’un jeune, des Anglais, des Allemands, des Hollandais, des Belges, des Luxembourgeois, des Polonais, des Ukrainiens, des Russes, des Américains, des Canadiens, des Italiens, des Espagnols républicains, des Sénégalais, des Maghrébins et j’en passe… Je savais pour l’avoir appris sur le tas qu’ils ne mangeaient pas les mêmes plats, qu’ils avaient des habitudes et des religions différentes, qu’ils ne parlaient pas la même langue que nous.

Rouen a été libérée le 30 août 1944 par les Canadiens. Le lendemain, ce fut le raz-de-marée de la liesse, la place de l’Hôtel de Ville noire de monde, les gens juchés sur les toits des tramways pour voir défiler les libérateurs!

(Photo prise par mon frère Michel Bas le 31 août 1944)


Puis les Anglais et enfin les Américains blancs et noirs remplacèrent les Canadiens. Mon petit bagage d’anglais de 6ème, je l’ai alors fait fructifier sur les marchepieds des camions militaires : j’observais place Beauvoisine le long défilé des convois qui montaient la route de Neufchâtel vers la Belgique, le Rhin et la victoire finale, je sautais sur le premier véhicule qui ralentissait et l’empruntais jusqu’au plateau de Bihorel.

Je redescendais comme je pouvais en centre ville, quelquefois en jeep, sensationnelle découverte à l’époque. Puis, je profitais à nouveau de la noria ininterrompue pour me balader, causer en mâchant du chewing-gum, apprendre à distinguer l’Arizona du Colorado ou le Nevada de l’Arkansas …

Grâce à Monsieur Reynaud, mon premier professeur d’anglais au Lycée Corneille, et à mon Carpentier-Fialip de sixième, je maîtrisais les précieuses prépositions from et to indispensables pour amorcer la conversation: « Where do you come from ? Where are you going to? ». C’est que nous avions appris en classe à chanter :

This is the way we go to school and go to school and go to school

This is the way we go to school, on a cold and frosty morning.

This is the way we come from school, come from school, come from school


(L’incontournable Carpentier-Fialip de ma génération, à l’époque où les livres changeaient rarement et pouvaient être réutilisés par les petits frères)

Daniel - qu’on appelait alors plus souvent de son surnom d’enfance : Bouboune – étendait progressivement son rayon d’action, à l’insu de ses parents. Il lui arrivait de fumer, mais en cachette car Louhisse-le-père (prononciation à l’allemande héritée de ses nombreuses années de captivité) passait fréquemment des inspections d’haleine : souvenir atroce que ce nez puissant et poilu qui pousse ses investigations jusqu’à la luette ! Le chewing gum à la menthe forte aidait bien à masquer les relents du tabac. Mais il valait mieux cracher le résidu avant de rentrer car la mastication bovine n’était pas vraiment appréciée à la maison.

En raison des privations, l’Europe était alors pleine de Sciuscià, ces gosses des rues en quête de survie immortalisés par le merveilleux film de Vittorio De Sica :




Moi aussi, je me suis joint au concert des « Cigarette pour papa » mais j’en ai été guéri à jamais. Voici comment : j’étais en plein milieu d’une grappe de mômes qui investissaient une jeep américaine et harcelaient ses occupants bienveillants de « Cigarette pour papa ! Cigarette pour papa ! ». Une poigne solide s’abattit sur ma nuque, saisit le col de ma chemise, me souleva et m’exfiltra du groupe. L’autre main prit le relais, empoigna le fond de mon pantalon. Mon père avait surgi sur mes arrières ! Je fus en moins de deux transporté à vingt mètres, dans un endroit plus calme où l’on pouvait s’expliquer. Brève séquence pédagogique où j’ai appris le sens du mot : dignité. « Tendre la main » n’était pas dans la culture paternelle…

Bouboune va donc devoir trouver d’autres moyens d’approche de nos libérateurs pour poursuivre son immersion linguistique...



L’anglais et moi (2)

Bouboune, businessman et médiateur



L’avance des alliés fut si rapide à l’automne 44 que le carburant vint à leur manquer : gaspilleurs, les Américains avaient rempli leurs réservoirs avec des jerricans (encore une nouveauté sensationnelle à l’époque !) qu’ils avaient ensuite jetés vides sur le bord des routes. Une action citoyenne de ramassage de jerricans s’organisa. J’y participai avec enthousiasme et j’eus ainsi l’opportunité d’entrer dans les casernements et d’établir des relations « d’affaires » avec les Américains…




Pour m’implanter parmi eux, j’avais un autre atout-maître : Grand-Père n’avait pas seulement occupé son petit-fils ces derniers mois à creuser et reboucher des tranchées, il lui avait aussi affecté une partie de son potager. Bouboune avait cultivé avec ferveur, ses récoltes étaient abondantes. Bouboune avait donc avec les Américains une monnaie d’échange, il pouvait les aborder sous l’angle du business, ce qui n’était pas pour leur déplaire.

Ils avaient du pain blanc, du chocolat, du corned beef (communément appelé « singe » chez nous), mais ils redoutaient le scorbut et se jetaient sur les produits frais. Les termes de l’échange étaient très favorables à Bouboune: ce qu’on pouvait troquer contre une livre de tomates ou une paire de laitues était impressionnant !

« Bouboune » portait alors des petits blousons à fermeture éclair que lui confectionnait sa maman. Muni de quelques fruits et légumes et de ses quatre mots d’anglais, il était le seul gosse du quartier admis à pénétrer dans tous les cantonnements alliés du coin. Bouboune fendait la foule, fier comme Artaban, se rendait aux cuisines, déposait son offrande d’or vert, mangeait sur place quelque chose que le cuisinier lui avait mis de côté (Oh ! Le merveilleux cake aux fruits anglais entièrement englouti en quelques minutes! Souvenir inoubliable !...), puis il faisait le plein de pain blanc et de conserves, en gonflait son petit blouson à en craquer.

(1945 : Au centre, Bouboune et son petit blouson à provisions un peu distendu sur le ventre. Derrière lui, sa mère et son frère Michel ; à l’extrême gauche son père et à l’extrême droite son ami Pierre Legay qui sera son beau-père 42 ans plus tardSœurs, petit frère, mère de Pierre. Personne ne songe encore à Pascale qui naîtra dans 13 ans. )

Bouboune fréquentait aussi les Américains à l’hôpital de Bois-Guillaume. Il y donnait des leçons de français à quelques officiers et y restait souvent à dîner : c’est là qu’il a expérimenté son premier restaurant libre-service avec d’étonnants plateaux à alvéoles qu’il faisait remplir plutôt deux fois qu’une. Un jour, il a tant mangé qu’il ne pouvait plus marcher. Il s’est assis sur une borne kilométrique. La petite voisine Colette qui passait par là est allée prévenir les Bas. Michel est venu chercher Bouboune et l’a roulé jusqu’à la maison.


(Entre toutes les merveilles qu’offre le self-service américain, Bouboune ne choisit pas, il cumule…Dessin de Pascale Bas)

Bouboune s’émancipait. Il rentrait de plus en plus tard. Les réprimandes étaient de moins en moins vigoureuses. Son blouson rebondi achetait le silence de parents pourtant rigoureux. C’est que les temps étaient durs et il fallait survivre ! D’ailleurs, tout le quartier commençait à utiliser les services du médiateur en culottes courtes qui savait communiquer avec les libérateurs. Il arrivait souvent que des voisins vinssent le consulter à domicile pour des traductions, en particulier des modes d’emploi.

Mais il arrivait surtout que les services de Bouboune fussent sollicités pour mettre du liant dans les dialogues qui s’ébauchaient entre les soldats alliés et nos jeunes filles en fleur ou en boutons. Ceci devait développer très vite chez l’interprète l’acquisition d’un vocabulaire spécialisé peu conforme aux programmes de sixième ou cinquième, introuvable dans le Carpentier-Fialip et peu seyant pour un petit personnage en culottes courtes et dépourvu du moindre poil au menton…Cependant, Bouboune, dans ses traductions, avait à cœur de calmer les passions et les pulsions en employant des termes choisis non exempts de romantisme. Au fond, Bouboune était l’ange gardien des vertus branlantes, une sorte de bitte d’amarrage pour jeunes filles à la dérive…

Une bitte d'amarrage

Il convient de préciser que la « fraternisation » (comme on disait alors) de nos jeunes filles avec les troupes libératrices ne rencontrait pas dans le public une réprobation aussi vive que celle qu’engendrait la fréquentation des troupes d’occupation allemandes. Les alliés méritaient un minimum de sens de l’accueil. « Oh, la, la !… » était pour les Américains le sésame du dragage en France et une chanson de l’époque en témoigne :

« Oh, la, la ! Good morning, madmaselle, oh, la, la ! I go à l’Opéra

Oh, la, la ! Mais ça tombe bien, dit-elle, oh, la, la, justement j’vais par là… »





Cependant, si le rapprochement avec les Alliés était considéré avec une relative bienveillance, il ne faut pas oublier que la pilule ne sera en vente dans nos pharmacies qu’un quart de siècle plus tard et que l’inquiétude était donc très vive chez les parents des filles. A ce propos, un événement marquant est venu troubler la famille Bas un beau soir.

Il est 20 heures, l’heure sacrée où les Bas dînent et n’aiment pas être dérangés. On frappe à la porte… On entend une troupe de femmes qui caquètent dans le jardin. Qui peut bien se présenter en grand nombre et à grand bruit à une heure pareille ?


L’anglais et moi (3)

Bouboune, le « parrain »


« Qui peut bien frapper à pareille heure ? » pensent les quatre Bas en chœur. Louhisse-le-père range sa serviette, ajuste ses lunettes et va prudemment entr’ouvrir la porte. Nous cessons de mastiquer, nous attendons et écoutons en silence : trois mères agitées sont là avec leurs filles, graves et butées, ça doit être important…

« Bonsoir mesdames, mesdemoiselles, que puis-je faire pour vous ? entame Louhisse-le-père, jovial mais quand même anxieux
  • Bonsoir, monsieur Bas, excusez-nous de vous déranger, mais c’est pour une affaire sérieuse, rapport à nos filles. Daniel est-il là ?
  • Oui, bien sûr, Daniel, viens ici. Rien de grave, j’espère… Daniel, dépêche-toi un peu ! ».
Daniel se présente en traînant la savate, sous l’œil interrogateur et inquiet de Louhisse-le-père. Qu’est-ce qu’on peut bien lui vouloir ? 

« Bonsoir, Daniel, entonne le chœur des voix féminines, plutôt rassurant. Et la plus hardie des mères de poursuivre :
  • Voilà ce qui nous amène : monsieur Bas, vous savez dans quel contexte vit actuellement la jeunesse, elle a le tournis, elle est déboussolée ! Nos filles ne tiennent plus en place, elles n’ont plus d’heure pour rentrer. Nous avons surpris des échanges de correspondance significatifs et saisi des photos de soldats américains, nous les avons pincées à plusieurs reprises à traîner du côté des casernements alliés. Alors, vous comprenez notre inquiétude, elles n’ont que 14 ou 15 ans

(Les trois greluches baissent du nez, morveuses)

- Je vous comprends bien mais il ne faut pas s’alarmer, elles ne pensent certainement pas à mal, elles ont été bien élevées par de braves parents...affirme, conciliant, Louhisse-le-père

(Les trois greluches opinent vigoureusement du bonnet)



  • Ta, ta, ta, monsieur Bas, on voit bien que vous avez la chance de n’avoir que des garçons ! Avec les filles, un accident est vite arrivé ! Bien entendu, nos filles prétendent que les contacts qu’elles ont avec les soldats sont anodins, purement amicaux et ne portent pas à conséquence. Nous, on aimerait le croire
(Concert de manifestations de bonne foi des trois greluches)

- Venons-en à l’essentiel : nos filles disent que Daniel est toujours présent à leurs conversations, qu’il en assure la traduction, qu’il peut témoigner de leur sérieux. Alors, mon petit Daniel, toi qui es un enfant du quartier, toi qui as grandi comme un frère auprès d’elles, dis-nous un peu ce que tu penses de tout cela… »

(Attente anxieuse et silencieuse des trois greluches…)

Bouboune se concentre, redresse sa petite taille, gonfle les pectoraux, prend une profonde inspiration et, conscient de l’importance de son rôle, tient à peu près ce langage :

« Mesdames, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles…J’assiste à toutes les rencontres. Je suis là pour traduire. Je peux vous dire qu’il ne s’agit que d’amitié fraternelle avec nos libérateurs. Vos filles sont en sécurité, je ne les quitte pas d’une semelle. Vous n’avez rien à craindre, il ne leur arrivera rien. Faites-moi confiance ! »

(Regards pâmés et reconnaissants des greluches et des mères. Regard attendri et admiratif de Louhisse-le-père sur sa progéniture)




(Saint Bouboune, protecteur de la veuve et des orphelines, le blouson replet, prêt à offrir ses entrailles, tel le pélican, pour nourrir les siens. Dessin de Pascale Bas)

Bouboune avait frappé un grand coup ! Muse, je sens que tu en frétilles d’aise ! Voilà qui mérite pour conclure au moins quelques alexandrins :


L’auréole de Bouboune


Muse, entonne avec moi cette chanson de geste

Qui célèbre Bouboune, relève-la d’un zeste,

Saupoudre ton piment sur l’histoire édifiante

Qui guidera longtemps les vertus vacillantes.



Des langues il a le don, le voici traducteur

Il prend les confessions de nos libérateurs,

Entend leurs doux aveux aux vierges chancelantes,

Prêtes au sacrifice de leur vertu branlante.



Janine-la-Joconde et Babette-la-Ronde,

Yveline-la-blonde et Marie-la-Gironde

Veulent étancher leur soif et en font un peu trop.

Bouboune veille et dit : Satan, vade retro !



Aux mères éplorées, aux pères courroucés,

Il jure ses grands dieux qu’il ne s’est rien passé.

Quoiqu’il se produisît, en admettant qu’elles pussent,

Fallait qu’il traduisît, donc que les mères le sussent.



Muse, chante avec moi les actes vertueux,

L’âme chevaleresque et le cœur généreux

De Bouboune-le-Preux au geste magnanime

Qui d’une ardente foi ces cœurs troublés anime !



Car il faut patienter, dans toutes ces affaires,

Semer la vraie parole, laisser l’effet se faire.

Bouboune, de ces âmes devint le point d’ancrage

Des cœurs en perdition, la bitte d’amarrage.



Il aimanta si bien les filles naufragées

Qu’il en fit un bouquet à la Vierge dédié.

Moules sur un rocher, elles freinent leurs émois,

Font de belles familles, saines, de bon aloi.



Elevons nos prières, que Bouboune-le-Preux

Devienne, grâce à Dieu, Daniel-le-Bienheureux

Car tant d’ardeur vaut bien qu’il en soit fait mention

A Rome avec pour but : béatification !










2 commentaires:

  1. Etant de la génération du Carpentier Fialip , je me souviens des premières pages:My sister is not a boy, des chansons:This is the way we go to school, etc.C'est toi,Daniel qui m'a appris à prononcer le fameux mot jerrican (jeolican) tu disais ou pour Edimburg (edinborro )En 1944, je ne connaissais pas un mot d'anglais,tu étais mon premier prof...

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  2. Tu me rappelles comment était mon premier beau chemisier,d'un blanc pur,magnifique:Il était fabriqué dans un morceau de parachute américain ou anglais?Hélas ,les coutures se craquaient .Tissu pour un parachute,pas pour en faire un vêtement !!!de cette date, on se souvient des files d'attente des soldats américains,rue Saint Nicolas,à ROUEN... attendant leur tour ,un drap de bain sous le bras...Non, ce n'était pas pour une douche ...

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