La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°7)
L'Anglais et moi
La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien
Préambule
Selon
la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même
langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour
dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu
irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se
comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre.
La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme
proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir
contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les
morceaux en flirtant
(ou en «contant
fleurette» si vous préférez)
avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs
dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand, le Russe,
le Polonais, l'Arabe, l'Hébreu et le Néerlandais, je poursuis ave l'Anglais.
L’anglais et moi (1)
Sciuscià
D’où
me vient le goût des langues, des voyages et des cultures, moi qui
suis d’une famille sédentaire, casanière, monoglotte, rarement
biglotte, jamais troglodyte comme disait ma grand’mère qui n’a
jamais su dire polyglotte? La guerre, encore la guerre… A 12/13
ans, j’avais déjà vu et entendu, dans des conditions pour le
moins hors du commun, quelquefois même tragiques, donc susceptibles
d’aviver la mémoire d’un jeune, des Anglais, des Allemands, des
Hollandais, des Belges, des Luxembourgeois, des Polonais, des
Ukrainiens, des Russes, des Américains, des Canadiens, des Italiens,
des Espagnols républicains, des Sénégalais, des Maghrébins et
j’en passe… Je savais pour l’avoir appris sur le tas qu’ils
ne mangeaient pas les mêmes plats, qu’ils avaient des habitudes et
des religions différentes, qu’ils ne parlaient pas la même langue
que nous.
Rouen
a été libérée le 30 août 1944 par les Canadiens. Le lendemain,
ce fut le raz-de-marée de la liesse, la place de l’Hôtel de Ville
noire de monde, les gens juchés sur les toits des tramways pour voir
défiler les libérateurs!
(Photo
prise par mon frère Michel Bas le 31 août 1944)
Puis
les Anglais et enfin les Américains blancs et noirs remplacèrent
les Canadiens. Mon petit bagage d’anglais de 6ème,
je l’ai alors fait fructifier sur les marchepieds des camions
militaires : j’observais place Beauvoisine le long défilé
des convois qui montaient la route de Neufchâtel vers la Belgique,
le Rhin et la victoire finale, je sautais sur le premier véhicule
qui ralentissait et l’empruntais jusqu’au plateau de Bihorel.
Je
redescendais comme je pouvais en centre ville, quelquefois en jeep,
sensationnelle découverte à l’époque. Puis, je profitais à
nouveau de la noria ininterrompue pour me balader, causer en mâchant
du chewing-gum, apprendre à distinguer l’Arizona du Colorado ou le
Nevada de l’Arkansas …
Grâce
à Monsieur Reynaud, mon premier professeur d’anglais au Lycée
Corneille, et à mon Carpentier-Fialip de sixième, je maîtrisais
les précieuses prépositions from
et to
indispensables pour amorcer la conversation: « Where
do you come from ? Where are you going to? ».
C’est que nous avions appris en classe à chanter :
This
is the way we go to
school and go to
school and go to
school
This
is the way we go
to
school, on a cold and frosty morning.
This
is the way we come
from
school, come from
school, come from
school…
(L’incontournable
Carpentier-Fialip de ma génération, à l’époque où les livres
changeaient rarement et pouvaient être réutilisés par les petits
frères)
Daniel
- qu’on appelait alors plus souvent de son surnom d’enfance :
Bouboune – étendait progressivement son rayon d’action, à
l’insu de ses parents. Il lui arrivait de fumer, mais en cachette
car Louhisse-le-père (prononciation à l’allemande héritée de
ses nombreuses années de captivité) passait fréquemment des
inspections d’haleine : souvenir atroce que ce nez puissant et
poilu qui pousse ses investigations jusqu’à la luette ! Le
chewing gum à la menthe forte aidait bien à masquer les relents du
tabac. Mais il valait mieux cracher le résidu avant de rentrer car
la mastication bovine n’était pas vraiment appréciée à la
maison.
En
raison des privations, l’Europe était alors pleine de Sciuscià,
ces gosses des rues en quête de survie immortalisés par le
merveilleux film de Vittorio De Sica :
Moi
aussi, je me suis joint au concert des « Cigarette
pour papa »
mais j’en ai été guéri à jamais. Voici comment : j’étais
en plein milieu d’une grappe de mômes qui investissaient une jeep
américaine et harcelaient ses occupants bienveillants de « Cigarette
pour papa ! Cigarette pour papa ! ».
Une poigne solide s’abattit sur ma nuque, saisit le col de ma
chemise, me souleva et m’exfiltra du groupe. L’autre main prit le
relais, empoigna le fond de mon pantalon. Mon père avait surgi sur
mes arrières ! Je fus en moins de deux transporté à vingt
mètres, dans un endroit plus calme où l’on pouvait s’expliquer.
Brève séquence pédagogique où j’ai appris le sens du mot :
dignité. « Tendre la main » n’était pas dans la
culture paternelle…
Bouboune
va donc devoir trouver d’autres moyens d’approche de nos
libérateurs pour poursuivre son immersion linguistique...
L’anglais
et moi (2)
Bouboune,
businessman et médiateur
L’avance
des alliés fut si rapide à l’automne 44 que le carburant vint à
leur manquer : gaspilleurs, les Américains avaient rempli leurs
réservoirs avec des jerricans (encore une nouveauté sensationnelle
à l’époque !) qu’ils avaient ensuite jetés vides sur le
bord des routes. Une action citoyenne de ramassage de jerricans
s’organisa. J’y participai avec enthousiasme et j’eus ainsi
l’opportunité d’entrer dans les casernements et d’établir des
relations « d’affaires » avec les Américains…
Pour
m’implanter parmi eux, j’avais un autre atout-maître :
Grand-Père n’avait pas seulement occupé son petit-fils ces
derniers mois à creuser et reboucher des tranchées, il lui avait
aussi affecté une partie de son potager. Bouboune avait cultivé
avec ferveur, ses récoltes étaient abondantes. Bouboune avait donc
avec les Américains une monnaie d’échange, il pouvait les aborder
sous l’angle du business,
ce qui n’était pas pour leur déplaire.
Ils
avaient du pain blanc, du chocolat, du corned
beef
(communément appelé « singe » chez nous), mais ils
redoutaient le scorbut et se jetaient sur les produits frais. Les
termes de l’échange étaient très favorables à Bouboune: ce
qu’on pouvait troquer contre une livre de tomates ou une paire de
laitues était impressionnant !
« Bouboune »
portait alors des petits blousons à fermeture éclair que lui
confectionnait sa maman. Muni de quelques fruits et légumes et de
ses quatre mots d’anglais, il était le seul gosse du quartier
admis à pénétrer dans tous les cantonnements alliés du coin.
Bouboune fendait la foule, fier comme Artaban, se rendait aux
cuisines, déposait son offrande d’or
vert, mangeait
sur place quelque chose que le cuisinier lui avait mis de côté
(Oh ! Le merveilleux cake aux fruits anglais entièrement
englouti en quelques minutes! Souvenir inoubliable !...),
puis il faisait le plein de pain blanc et de conserves, en gonflait
son petit blouson à en craquer.
(1945 :
Au centre, Bouboune et son petit blouson à provisions un peu
distendu sur le ventre. Derrière lui, sa mère et son frère
Michel ; à l’extrême gauche son père et à l’extrême
droite son ami Pierre Legay qui sera son beau-père 42 ans plus tard…
Sœurs, petit
frère, mère de Pierre. Personne ne songe encore à Pascale qui
naîtra dans 13 ans.
)
Bouboune
fréquentait aussi les Américains à l’hôpital de Bois-Guillaume.
Il y donnait des leçons de français à quelques officiers et y
restait souvent à dîner : c’est là qu’il a expérimenté
son premier restaurant libre-service avec d’étonnants plateaux à
alvéoles qu’il faisait remplir plutôt deux fois qu’une. Un
jour, il a tant mangé qu’il ne pouvait plus marcher. Il s’est
assis sur une borne kilométrique. La petite voisine Colette qui
passait par là est allée prévenir les Bas. Michel est venu
chercher Bouboune et l’a roulé jusqu’à la maison.
(Entre
toutes les merveilles qu’offre le self-service américain, Bouboune
ne choisit pas, il cumule…Dessin de Pascale Bas)
Bouboune
s’émancipait. Il rentrait de plus en plus tard. Les réprimandes
étaient de moins en moins vigoureuses. Son blouson rebondi achetait
le silence de parents pourtant rigoureux. C’est que les temps
étaient durs et il fallait survivre ! D’ailleurs, tout le
quartier commençait à utiliser les services du médiateur en
culottes courtes qui savait communiquer avec les libérateurs. Il
arrivait souvent que des voisins vinssent le consulter à domicile
pour des traductions, en particulier des modes d’emploi.
Mais
il arrivait surtout que les services de Bouboune fussent sollicités
pour mettre du liant dans les dialogues qui s’ébauchaient entre
les soldats alliés et nos jeunes filles en fleur ou en boutons. Ceci
devait développer très vite chez l’interprète l’acquisition
d’un vocabulaire spécialisé peu conforme aux programmes de
sixième ou cinquième, introuvable dans le Carpentier-Fialip et peu
seyant pour un petit personnage en culottes courtes et dépourvu du
moindre poil au menton…Cependant, Bouboune, dans ses traductions,
avait à cœur de calmer les passions et les pulsions en employant
des termes choisis non exempts de romantisme. Au fond, Bouboune était
l’ange gardien des vertus branlantes, une sorte de bitte d’amarrage
pour jeunes filles à la dérive…
Une bitte d'amarrage
Il
convient de préciser que la « fraternisation » (comme on
disait alors) de nos jeunes filles avec les troupes libératrices ne
rencontrait pas dans le public une réprobation aussi vive que celle
qu’engendrait la fréquentation des troupes d’occupation
allemandes. Les alliés méritaient un minimum de sens de l’accueil.
« Oh, la,
la !… »
était pour les Américains le sésame du dragage en France et une
chanson de l’époque en témoigne :
« Oh,
la, la ! Good morning, madmaselle, oh, la, la ! I go à
l’Opéra
Oh,
la, la ! Mais ça tombe bien, dit-elle, oh, la, la, justement
j’vais par là… »
Cependant,
si le rapprochement avec les Alliés était considéré avec une
relative bienveillance, il ne faut pas oublier que la pilule ne sera
en vente dans nos pharmacies qu’un quart de siècle plus tard et
que l’inquiétude était donc très vive chez les parents des
filles. A ce propos, un événement marquant est venu troubler la
famille Bas un beau soir.
Il
est 20 heures, l’heure sacrée où les Bas dînent et n’aiment
pas être dérangés. On frappe à la porte… On entend une troupe
de femmes qui caquètent dans le jardin. Qui peut bien se présenter
en grand nombre et à grand bruit à une heure pareille ?
L’anglais
et moi (3)
Bouboune,
le « parrain »
« Qui
peut bien frapper à pareille heure ? » pensent les quatre
Bas en chœur. Louhisse-le-père range sa serviette, ajuste ses
lunettes et va prudemment entr’ouvrir la porte. Nous cessons de
mastiquer, nous attendons et écoutons en silence : trois mères
agitées sont là avec leurs filles, graves et butées, ça doit être
important…
« Bonsoir
mesdames, mesdemoiselles, que puis-je faire pour vous ?
entame Louhisse-le-père, jovial mais quand même anxieux
- Bonsoir, monsieur Bas, excusez-nous de vous déranger, mais c’est pour une affaire sérieuse, rapport à nos filles. Daniel est-il là ?
- Oui, bien sûr, Daniel, viens ici. Rien de grave, j’espère… Daniel, dépêche-toi un peu ! ».
Daniel
se présente en traînant la savate, sous l’œil interrogateur et
inquiet de Louhisse-le-père. Qu’est-ce qu’on peut bien lui
vouloir ?
« Bonsoir,
Daniel,
entonne le chœur des voix féminines, plutôt rassurant. Et la plus
hardie des mères de poursuivre :
- Voilà ce qui nous amène : monsieur Bas, vous savez dans quel contexte vit actuellement la jeunesse, elle a le tournis, elle est déboussolée ! Nos filles ne tiennent plus en place, elles n’ont plus d’heure pour rentrer. Nous avons surpris des échanges de correspondance significatifs et saisi des photos de soldats américains, nous les avons pincées à plusieurs reprises à traîner du côté des casernements alliés. Alors, vous comprenez notre inquiétude, elles n’ont que 14 ou 15 ans…
(Les trois greluches baissent
du nez, morveuses)
- Je
vous comprends bien mais il ne faut pas s’alarmer, elles ne pensent
certainement pas à mal, elles ont été bien élevées par de
braves parents...affirme,
conciliant, Louhisse-le-père
(Les trois greluches opinent
vigoureusement du bonnet)
- Ta, ta, ta, monsieur Bas, on voit bien que vous avez la chance de n’avoir que des garçons ! Avec les filles, un accident est vite arrivé ! Bien entendu, nos filles prétendent que les contacts qu’elles ont avec les soldats sont anodins, purement amicaux et ne portent pas à conséquence. Nous, on aimerait le croire…
(Concert
de manifestations de bonne foi des trois greluches)
-
Venons-en à
l’essentiel : nos filles disent que Daniel est toujours
présent à leurs conversations, qu’il en assure la traduction,
qu’il peut témoigner de leur sérieux. Alors, mon petit Daniel,
toi qui es un enfant du quartier, toi qui as grandi comme un frère
auprès d’elles, dis-nous un peu ce que tu penses de tout cela… »
(Attente
anxieuse et silencieuse des trois greluches…)
Bouboune
se concentre, redresse sa petite taille, gonfle les pectoraux, prend
une profonde inspiration et, conscient de l’importance de son rôle,
tient à peu près ce langage :
« Mesdames,
vous pouvez dormir sur vos deux oreilles…J’assiste à toutes les
rencontres. Je suis là pour traduire. Je peux vous dire qu’il ne
s’agit que d’amitié fraternelle avec nos libérateurs. Vos
filles sont en sécurité, je ne les quitte pas d’une semelle. Vous
n’avez rien à craindre, il ne leur arrivera rien. Faites-moi
confiance ! »
(Regards
pâmés et reconnaissants des greluches et des mères. Regard
attendri et admiratif de Louhisse-le-père sur sa progéniture)
(Saint
Bouboune, protecteur de la veuve et des orphelines, le blouson
replet, prêt à offrir ses entrailles, tel le pélican, pour nourrir
les siens. Dessin de Pascale Bas)
Bouboune
avait frappé un grand coup ! Muse, je sens que tu en frétilles
d’aise ! Voilà qui mérite pour conclure au moins quelques
alexandrins :
L’auréole
de Bouboune
Muse,
entonne avec moi cette chanson de geste
Qui
célèbre Bouboune, relève-la d’un zeste,
Saupoudre
ton piment sur l’histoire édifiante
Qui
guidera longtemps les vertus vacillantes.
Des
langues il a le don, le voici traducteur
Il
prend les confessions de nos libérateurs,
Entend
leurs doux aveux aux vierges chancelantes,
Prêtes
au sacrifice de leur vertu branlante.
Janine-la-Joconde
et Babette-la-Ronde,
Yveline-la-blonde
et Marie-la-Gironde
Veulent
étancher leur soif et en font un peu trop.
Bouboune
veille et dit : Satan, vade
retro !
Aux
mères éplorées, aux pères courroucés,
Il
jure ses grands dieux qu’il ne s’est rien passé.
Quoiqu’il
se produisît, en admettant qu’elles pussent,
Fallait
qu’il traduisît, donc que les mères le sussent.
Muse,
chante avec moi les actes vertueux,
L’âme
chevaleresque et le cœur généreux
De
Bouboune-le-Preux au geste magnanime
Qui
d’une ardente foi ces cœurs troublés anime !
Car
il faut patienter, dans toutes ces affaires,
Semer
la vraie parole, laisser l’effet se faire.
Bouboune,
de ces âmes devint le point d’ancrage
Des
cœurs en perdition, la bitte d’amarrage.
Il
aimanta si bien les filles naufragées
Qu’il
en fit un bouquet à la Vierge dédié.
Moules
sur un rocher, elles freinent leurs émois,
Font
de belles familles, saines, de bon aloi.
Elevons
nos prières, que Bouboune-le-Preux
Devienne,
grâce à Dieu, Daniel-le-Bienheureux
Car
tant d’ardeur vaut bien qu’il en soit fait mention
A
Rome avec pour but : béatification !
Etant de la génération du Carpentier Fialip , je me souviens des premières pages:My sister is not a boy, des chansons:This is the way we go to school, etc.C'est toi,Daniel qui m'a appris à prononcer le fameux mot jerrican (jeolican) tu disais ou pour Edimburg (edinborro )En 1944, je ne connaissais pas un mot d'anglais,tu étais mon premier prof...
RépondreSupprimerTu me rappelles comment était mon premier beau chemisier,d'un blanc pur,magnifique:Il était fabriqué dans un morceau de parachute américain ou anglais?Hélas ,les coutures se craquaient .Tissu pour un parachute,pas pour en faire un vêtement !!!de cette date, on se souvient des files d'attente des soldats américains,rue Saint Nicolas,à ROUEN... attendant leur tour ,un drap de bain sous le bras...Non, ce n'était pas pour une douche ...
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