lundi 5 septembre 2016

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°6) Le Néerlandais et moi

La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°6)

Le néerlandais et moi



La tour de Babel selon Brueghel l'Ancien


Préambule

Selon la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre. La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les morceaux en flirtant (ou en «contant fleurette» si vous préférez) avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand, le Russe, le Polonais, l'Arabe et l'Hébreu, je poursuis par le Néerlandais .

Vous l’avez bien noté : je ne dis pas le hollandais, un mot pourtant bien plus facile à prononcer que néerlandais. Je ne dis pas la Hollande (Hollande du nord et Hollande du sud ne sont que deux des onze provinces des Pays-Bas) et vu le nom que je porte, j’y tiens à mes Pays-Bas… De même, je ne parlerai pas du flamand qui est tout simplement du néerlandais du sud, même s’il y a des nuances avec celui qui est parlé plus au nord.

Alors, qu’est-ce que j’ai eu à voir avec le néerlandais ? S’agit il encore d’une question de religion comme pour l’arabe et l’hébreu? Non, encore que… Nombre de mes ancêtres huguenots sont allés se réfugier là-haut (je ne dis pas là-bas ou aux Pays-Bas pour éviter la répétition des bas…) et, naguère gros fumeur de cigares, je me suis toujours demandé si la marque Elisabeth Bas n’avait pas été fondée par une lointaine ancêtre exilée… Regardez bien : vous ne trouvez pas qu’il y a comme un petit air de famille ?


Non, la religion n’a pas été à la base de mon apprentissage du néerlandais. Mon premier contact avec cette langue, c’est encore une fois la guerre qui, hélas, m’en a donné l’occasion. 10 Mai 1940, j’ai 7 ans et demi : les Panzer se déversent sur la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, puis la France. Les réfugiés affluent : je revois grand’mère aller et venir dans la cour d’Isneauville avec une grande poêle à la main et servir des omelettes à ces pauvres gens. Bientôt, ce sera notre tour de partir pour l’exode.

Les rumeurs, les « bobards » vont bon train. On voit des espions partout : c’est la « cinquième colonne » qui donne des cauchemars. Des affiches nous mettent en garde et créent une psychose paranoïaque : « Taisez-vous. Les murs ont des oreilles » ou « Les oreilles ennemies vous écoutent ».
J’ai une oreille qui traîne et j’entends les adultes parler à voix basse et grave d’une tragique erreur : non loin d’ici, un couple de civils à l’accent indéfinissable a été arrêté sur dénonciation. Après un interrogatoire expéditif et musclé, ils ont été exécutés sans autre forme de procès comme espions ennemis par les autorités encouragées par le déchaînement d’une fureur populaire vindicative… C’est comme ça, c’est la guerre. Tout bien pesé, mais trop tard hélas, il s’agissait de hollandais qui avaient le tort de parler une langue inconnue en pays de Caux et ressemblant de trop près à l’allemand ! Grand-Père n’a pas perdu l’occasion de se montrer pédagogue une fois de plus: « Tu vois, mon petit-fils, ce que c’est de ne pas connaître les langues étrangères… ». « Il faudra un jour que je m’y mette », pense déjà le tout jeune Daniel…

Les Belges en débandade défilent dans la cour d’Isneauville, des Wallons, des Flamands, des civils, des militaires avec des pompons à leurs calots que le petit Daniel apprécie particulièrement (Les Belges disent : des « floches ») et ils portent des bottes ou des guêtres de cuir jaune.


Défilent aussi les omelettes de douze œufs de Grand’mère… Les Wallons disent que ça « leur goûte ». Ils vident des bouteilles et rapportent « les vidanges ». Ils demandent « une loque à reloqueter » pour essuyer la table. Ils remercient pour le « dîner de midi »…Premiers rudiments d’adaptation linguistique, l’exotisme est là tout près…

Grand-père glorifie la fraternité d’armes franco-belge, le « Roi-Soldat» Albert Ier et son cheval blanc, la bataille de l’Yser… Il entonne la « Brabançonne » et me l’enseigne. J’apprends des paroles qui ont été modifiées depuis, si bien que seuls les vieux Belges « sortant du tombeau après des siècles d’esclavage » peuvent aujourd’hui reprendre leur hymne avec moi et « lever leur main souveraine et fière » à notre santé. Depuis cette époque, je garde pour la Belgique l’amour que ma famille m’a transmis. J’aime tous les Belges, Flamands et Wallons. S’il reste un dernier Belge unitaire, je serai celui-là…

Le temps passe. Les aléas de ma carrière m’amènent à résider et travailler en Belgique en 1967/68. J’habite à Bruxelles, je travaille en plein pays flamand, à Tisselt près de Brendonck, à mi-chemin de Bruxelles et Antwerpen. Je suis en charge du marketing dans une entreprise de papier hygiénique. Tout se passe bien, sauf que mon pompiste flamand qui m’a parlé volontiers dans ma langue aussi longtemps que j’ai gardé mes numéros d’immatriculation noirs et blancs s’est refusé à me parler français à partir du moment où j’ai arboré mes nouvelles plaques rouges et blanches belges : que je parle français était toléré pour un Français, pas pour un Belge francophone…Mieux vaut savoir dire au moins quelques phrases, je vais m’y mettre de bonne grâce.

A part ça, tout baigne : on m’appelle du charmant diminutif de Danieleke. Je suis « fournisseur de la Cour », autre façon de désigner les « Oué-Cé » en Belgique. Je sers sans discrimination la fesse flamande et la fesse wallonne. J’étudie l’incontournable méthode Assimil. Il m’en reste deux phrases tenaces que je vous livre (avec des réserves sur l’orthographe):
Jan draagt een zwaar pack (Jean porte un lourd paquet)
Een groote roote boot (Un grand bateau rouge)

Si ma mémoire est bonne, ces deux phrases inlassablement répétées (au point qu’on en vint à m’appeler « Zwaar Pack », ce qui n’est pas très flatteur…) étaient censées nous apprendre deux particularités de la langue : les voyelles longues (écrites en double) et surtout la difficulté majeure de prononciation : le G. Il convient de grasseyer l’air fortement expiré en relevant lentement l’arrière de la langue contre le palais. Suis-je clair ? Non ? Alors, si vous n’avez pas d’enregistrements, une autre approche est la suivante, suivez moi bien : vous vous procurez une vieille De Dion Bouton ou, à défaut, une Panhard et Levassor.



(Deux outils précieux pour apprendre à grasseyer le Gr néerlandais. Ne sont pas fournis avec la méthode)

Vous tirez le starter, vous actionnez plusieurs fois le démarreur ou vous utilisez la manivelle. Après quinze minutes d’efforts, quand le moteur commence à « brouter », vous entendez le bruit enroué et bronchitique particulier au G néerlandais. Vous voyez que c’est très simple. A ce petit bagage, il faut ajouter au moins Dank U, Merci (prononcez le U à la française), que les Français s’appliquent à éructer en insistant lourdement, avec une délectation suspecte.

Vingt-cinq années se passent, je parcours le monde, je n’ai jamais plus l’occasion d’utiliser mon modeste bagage de néerlandais qui tombe dans l’oubli le plus complet. 1993 : je travaille dans la coopération luxembourgeoise au Niger. Le Grand-Duché n’y a pas de représentation diplomatique propre, c’est l’ambassade de Belgique qui en tient lieu. Ceci nous amène à fréquenter tous les Belges de Niamey : nous y comptons nos meilleurs amis, aussi bien parmi les Flamands que parmi les Wallons. La querelle linguistique m’agace, moi, le dernier Belge unitaire. Je vais le faire savoir : je vais prendre six mois de cours particuliers avec l’épouse du premier secrétaire de l’ambassade, professeur de néerlandais à l’université de Gent. Objectif : inciter mes amis belges à faire montre de bilinguisme, ce qu’ils savent parfaitement faire quand ils le veulent bien. Alors, ça a marché ?

A jouer contre vents et marées les Belges unitaires, je ne me suis pas fait que des amis… Certes, les Flamands ont apprécié mes efforts et l’ont clamé un peu trop bruyamment à leurs compatriotes francophones : « Prenez-en de la graine, un Français de France qui essaie de parler néerlandais, vous devriez bien en faire autant ! ». Certains Wallons m’en ont un peu voulu, mais d’autres ont admis qu’ils devraient faire davantage d’efforts et utiliser de bonne grâce le bagage acquis naguère à l’école et qu’ils avaient laissé rouiller par paresse, négligence, parfois mépris. J’en ai vu quelques-uns « s’y remettre ». Je pense que c’est une chance de naître biculturel et qu’on devrait s’en réjouir, s’en prévaloir au lieu de s’en autodétruire.



Alors, le néerlandais, ça ressemble à quoi ? Un peu à l’anglais, beaucoup à l’allemand. Quelques exemples montrent la fraternité des trois langues si on tient compte du fait que le L final devient OU en néerlandais et que le T devient souvent D:

français
anglais
allemand
néerlandais
or
Gold
Gold
goud
vieux
Old
alt
oud
froid
Cold
kalt
koud
sel
Salt
Salz
zout
tenir
To hold
halten
houden
épaule
shoulder
Schulter
schouder

Les mauvaises langues disent que c’est de l’allemand mal parlé. Pour qui connaît l’allemand, il est en effet facile de comprendre l’essentiel d’un texte néerlandais à condition d’en connaître les conventions orthographiques et les particularités phonétiques. Par exemple, le son allemand ei se transcrit ij en néerlandais. Le z néerlandais se prononce comme un s. Les voyelles longues sont transcrites par un doublement de la voyelle. Sur le plan grammatical, la parenté avec l’allemand est très étroite : verbes à particules séparables, inversion dans les propositions subordonnées. A noter que le néerlandais a laissé au français tout un vocabulaire maritime : matelot, bâbord, tribord, bac, affaler, etc.

Mes rudiments de néerlandais ont longtemps résisté à l’oubli car un autre objectif m’a stimulé jusqu’à la fin du siècle : j’ai fait fin 1997 une mission de coopération en Namibie, tout au nord, à Rundu, sur le fleuve Okavango, tout près de la frontière angolaise, là où le pays lance une longue antenne vers l’est, coincée entre Angola, Botswana et Zambie.


Je devais y former en gestion des femmes commerçantes peu ou pas alphabétisées sur le marché couvert de Rundu, récemment construit avec l’aide de la coopération luxembourgeoise et inauguré en même temps que mon séminaire par le Prince Guillaume, le plus jeune fils (aujourd’hui, le plus jeune frère) du Grand-Duc.

Alors, pourquoi le néerlandais en Namibie? Vu de loin, le choix linguistique y était délicat. Sans parler de l’ovambo qui est le dialecte local le plus répandu et que je me voyais mal apprendre, trois langues européennes pouvaient être choisies pour corser mon séminaire de quelques phrases mettant mon groupe bien à l’aise et emportant sa bienveillance et sa motivation à apprendre: l’allemand, l’anglais et le néerlandais. Dans cette ancienne colonie allemande jusqu’en 1918, l’Institut Goethe restait très actif et l’allemand faisait un bon score mais essentiellement dans l’élite. L’anglais n’était pas aussi vigoureux que l’allemand au moment de l’indépendance en 1989 mais avait été choisi comme langue officielle pour favoriser l’ouverture sur le monde et le développement économique.

La langue européenne la plus parlée en Namibie, aussi bien chez les blancs que chez les métis était l’afrikaans, langue des Boers sud-africains, calvinistes d’origine hollandaise ou française fuyant l’Europe et ses persécutions religieuses. A noter que c’est avec l’anglais la langue officielle en Afrique du sud. L’afrikaans est un néerlandais qui a évolué mais qui reste compréhensible par des néerlandophones en prêtant une certaine attention. J’avais donc particulièrement étudié le vocabulaire néerlandais de la gestion et même préparé des transparents rétroprojetables en néerlandais.

Peine perdue, j’ai dû faire une révision déchirante au dernier moment : dans mon groupe, quatre femmes comprenaient l’anglais, aucune l’afrikaans et douze…le portugais ! Il s’agissait de réfugiées angolaises fuyant la guerre civile interminable de leur pays. Les souffrances, la nécessité les avaient rendues particulièrement actives et volontaires. Pendant une semaine, j’ai fait un séminaire bilingue, sautant du portugais à l’anglais. C’était épuisant. Peu à peu le portugais l’a emporté : mes participantes lusophones m’adoraient mais les anglophones faisaient de plus en plus grise mine (même au fin fond de la brousse, les anglophones n’ont pas l’habitude d’être deuxième langue !). Le comble a été atteint lorsqu’une participante anglophone bien noire m’a dit : « Please, speak white ! »… J’ai rangé pour toujours mon néerlandais dans mes archives.

4 commentaires:

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  2. Merci ,voici un superbe partage .D'abord les souvenirs affluent : Les Hollandais et les Belges , nous en avons reçus dans notre bourg cauchois de Bacqueville en Caux.Ils ont passé la nuit,épuisés,par terre, juste sur des couvertures,mais bien heureux d'être à l'abri.J'ai souvenance de beaucoup de sandwiches et de verres d'eau pour étancher la soif des ces gens apeurés.

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    1. A cette époque, j'ai appris la géographie par les plaques d'immatriculation: d'abord les hollandaises, puis les belges, puis le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme... Il était temps, à notre tour, de prendre le large...

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  3. Je ne sais pas pourquoi nos plaques d'immatriculations ne sont plus informelles.On a le droit d'y inscrire le département de son choix, sans doute...mais ça fausse les données.Je me souviens ,dans les terrains de camping, nous recherchions, instinctivement, les normands de notre coin ...

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