La tour de Babel: mieux vaut en rire (suite N°6)
Le néerlandais et moi
Préambule
Selon
la Bible, peu après le Déluge, alors qu'ils parlent tous la même
langue, les hommes entreprennent de bâtir une ville et une tour
dont le sommet touche le ciel, pour se faire un nom. Alors Dieu
irrité par tant d'orgueil brouille leur langue afin qu'ils ne se
comprennent plus, et les disperse sur toute la surface de la terre.
La construction cesse. La ville est alors nommée Babel (terme
proche du mot hébreu traduit par «brouillés»). Sans vouloir
contrarier cette décision divine, j'ai essayé de recoller les
morceaux en flirtant
(ou en «contant
fleurette» si vous préférez)
avec plusieurs langues. Ceci avec des succès divers et des échecs
dont il vaut mieux rire. Après le Portugais, l'Allemand, le Russe,
le Polonais, l'Arabe et l'Hébreu, je poursuis par le Néerlandais .
Vous
l’avez bien noté : je ne dis pas le hollandais, un mot
pourtant bien plus facile à prononcer que néerlandais. Je ne dis
pas la Hollande (Hollande du nord et Hollande du sud ne sont que deux
des onze provinces des Pays-Bas) et vu le nom que je porte, j’y
tiens à mes Pays-Bas… De même, je ne parlerai pas du flamand qui
est tout simplement du néerlandais du sud, même s’il y a des
nuances avec celui qui est parlé plus au nord.
Alors,
qu’est-ce que j’ai eu à voir avec le néerlandais ? S’agit
il encore d’une question de religion comme pour l’arabe et
l’hébreu? Non, encore que… Nombre de mes ancêtres huguenots
sont allés se réfugier là-haut (je ne dis pas là-bas ou aux
Pays-Bas pour éviter la répétition des bas…) et, naguère gros
fumeur de cigares, je me suis toujours demandé si la marque
Elisabeth Bas n’avait pas été fondée par une lointaine ancêtre
exilée… Regardez bien : vous ne trouvez pas qu’il y a comme
un petit air de famille ?
Non,
la religion n’a pas été à la base de mon apprentissage du
néerlandais. Mon premier contact avec cette langue, c’est encore
une fois la guerre qui, hélas, m’en a donné l’occasion. 10 Mai
1940, j’ai 7 ans et demi : les Panzer se déversent sur la
Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, puis la France. Les réfugiés
affluent : je revois grand’mère aller et venir dans la cour
d’Isneauville avec une grande poêle à la main et servir des
omelettes à ces pauvres gens. Bientôt, ce sera notre tour de partir
pour l’exode.
Les
rumeurs, les « bobards » vont bon train. On voit des
espions partout : c’est la « cinquième colonne »
qui donne des cauchemars. Des affiches nous mettent en garde et
créent une psychose paranoïaque : « Taisez-vous. Les
murs ont des oreilles » ou « Les oreilles ennemies vous
écoutent ».
J’ai
une oreille qui traîne et j’entends les adultes parler à voix
basse et grave d’une tragique erreur : non loin d’ici, un
couple de civils à l’accent indéfinissable a été arrêté sur
dénonciation. Après un interrogatoire expéditif et musclé, ils
ont été exécutés sans autre forme de procès comme espions
ennemis par les autorités encouragées par le déchaînement d’une
fureur populaire vindicative… C’est comme ça, c’est la guerre.
Tout bien pesé, mais trop tard hélas, il s’agissait de hollandais
qui avaient le tort de parler une langue inconnue en pays de Caux et
ressemblant de trop près à l’allemand ! Grand-Père n’a
pas perdu l’occasion de se montrer pédagogue une fois de plus:
« Tu vois, mon petit-fils, ce que c’est de ne pas
connaître les langues étrangères… ». « Il
faudra un jour que je m’y mette », pense déjà le
tout jeune Daniel…
Les
Belges en débandade défilent dans la cour d’Isneauville, des
Wallons, des Flamands, des civils, des militaires avec des pompons à
leurs calots que le petit Daniel apprécie particulièrement (Les
Belges disent : des « floches »)
et ils portent des bottes ou des guêtres de cuir jaune.
Défilent
aussi les omelettes de douze œufs de Grand’mère… Les Wallons
disent que ça « leur goûte ». Ils
vident des bouteilles et rapportent « les vidanges ».
Ils demandent « une loque à reloqueter »
pour essuyer la table. Ils remercient pour le « dîner
de midi »…Premiers rudiments d’adaptation
linguistique, l’exotisme est là tout près…
Grand-père
glorifie la fraternité d’armes franco-belge, le « Roi-Soldat»
Albert Ier et son cheval blanc, la bataille de l’Yser… Il entonne
la « Brabançonne » et me l’enseigne. J’apprends des
paroles qui ont été modifiées depuis, si bien que seuls les vieux
Belges « sortant du tombeau après des siècles
d’esclavage » peuvent aujourd’hui reprendre leur
hymne avec moi et « lever leur main souveraine et
fière » à notre santé. Depuis cette époque, je
garde pour la Belgique l’amour que ma famille m’a transmis.
J’aime tous les Belges, Flamands et Wallons. S’il reste un
dernier Belge unitaire, je serai celui-là…
Le
temps passe. Les aléas de ma carrière m’amènent à résider et
travailler en Belgique en 1967/68. J’habite à Bruxelles, je
travaille en plein pays flamand, à Tisselt près de Brendonck, à
mi-chemin de Bruxelles et Antwerpen. Je suis en charge du marketing
dans une entreprise de papier hygiénique. Tout se passe bien, sauf
que mon pompiste flamand qui m’a parlé volontiers dans ma langue
aussi longtemps que j’ai gardé mes numéros d’immatriculation
noirs et blancs s’est refusé à me parler français à partir du
moment où j’ai arboré mes nouvelles plaques rouges et blanches
belges : que je parle français était toléré pour un
Français, pas pour un Belge francophone…Mieux vaut savoir dire au
moins quelques phrases, je vais m’y mettre de bonne grâce.
A part
ça, tout baigne : on m’appelle du charmant diminutif de
Danieleke. Je suis « fournisseur de la
Cour », autre façon de désigner les « Oué-Cé »
en Belgique. Je sers sans discrimination la fesse flamande et la
fesse wallonne. J’étudie l’incontournable méthode Assimil. Il
m’en reste deux phrases tenaces que je vous livre (avec des
réserves sur l’orthographe):
Jan
draagt een zwaar pack (Jean
porte un lourd paquet)
Een
groote roote boot (Un grand
bateau rouge)
Si ma
mémoire est bonne, ces deux phrases inlassablement répétées (au
point qu’on en vint à m’appeler « Zwaar Pack », ce
qui n’est pas très flatteur…) étaient censées nous apprendre
deux particularités de la langue : les voyelles longues
(écrites en double) et surtout la difficulté majeure de
prononciation : le G. Il convient de grasseyer l’air fortement
expiré en relevant lentement l’arrière de la langue contre le
palais. Suis-je clair ? Non ? Alors, si vous n’avez pas
d’enregistrements, une autre approche est la suivante, suivez moi
bien : vous vous procurez une vieille De Dion Bouton ou, à
défaut, une Panhard et Levassor.
(Deux
outils précieux pour apprendre à grasseyer le Gr néerlandais. Ne
sont pas fournis avec la méthode)
Vous
tirez le starter, vous actionnez plusieurs fois le démarreur ou vous
utilisez la manivelle. Après quinze minutes d’efforts, quand le
moteur commence à « brouter », vous entendez le bruit
enroué et bronchitique particulier au G néerlandais. Vous voyez que
c’est très simple. A ce petit bagage, il faut ajouter au moins
Dank U, Merci (prononcez le U à la française),
que les Français s’appliquent à éructer en insistant lourdement,
avec une délectation suspecte.
Vingt-cinq
années se passent, je parcours le monde, je n’ai jamais plus
l’occasion d’utiliser mon modeste bagage de néerlandais qui
tombe dans l’oubli le plus complet. 1993 : je travaille dans
la coopération luxembourgeoise au Niger. Le Grand-Duché n’y a pas
de représentation diplomatique propre, c’est l’ambassade de
Belgique qui en tient lieu. Ceci nous amène à fréquenter tous les
Belges de Niamey : nous y comptons nos meilleurs amis, aussi
bien parmi les Flamands que parmi les Wallons. La querelle
linguistique m’agace, moi, le dernier Belge unitaire. Je vais le
faire savoir : je vais prendre six mois de cours particuliers
avec l’épouse du premier secrétaire de l’ambassade, professeur
de néerlandais à l’université de Gent. Objectif : inciter
mes amis belges à faire montre de bilinguisme, ce qu’ils savent
parfaitement faire quand ils le veulent bien. Alors, ça a marché ?
A
jouer contre vents et marées les Belges unitaires, je ne me suis pas
fait que des amis… Certes, les Flamands ont apprécié mes efforts
et l’ont clamé un peu trop bruyamment à leurs compatriotes
francophones : « Prenez-en de la graine, un Français de
France qui essaie de parler néerlandais, vous devriez bien en faire
autant ! ». Certains Wallons m’en ont un peu voulu, mais
d’autres ont admis qu’ils devraient faire davantage d’efforts
et utiliser de bonne grâce le bagage acquis naguère à l’école
et qu’ils avaient laissé rouiller par paresse, négligence,
parfois mépris. J’en ai vu quelques-uns « s’y remettre ».
Je pense que c’est une chance de naître biculturel et qu’on
devrait s’en réjouir, s’en prévaloir au lieu de s’en
autodétruire.
Alors,
le néerlandais, ça ressemble à quoi ? Un peu à l’anglais,
beaucoup à l’allemand. Quelques exemples montrent la fraternité
des trois langues si on tient compte du fait que le L final
devient OU en néerlandais et que le T devient souvent D:
français
|
anglais
|
allemand
|
néerlandais
|
or
|
Gold
|
Gold
|
goud
|
vieux
|
Old
|
alt
|
oud
|
froid
|
Cold
|
kalt
|
koud
|
sel
|
Salt
|
Salz
|
zout
|
tenir
|
To hold
|
halten
|
houden
|
épaule
|
shoulder
|
Schulter
|
schouder
|
Les
mauvaises langues disent que c’est de l’allemand mal parlé. Pour
qui connaît l’allemand, il est en effet facile de comprendre
l’essentiel d’un texte néerlandais à condition d’en connaître
les conventions orthographiques et les particularités phonétiques.
Par exemple, le son allemand ei se transcrit ij en néerlandais. Le z
néerlandais se prononce comme un s. Les voyelles longues sont
transcrites par un doublement de la voyelle. Sur le plan grammatical,
la parenté avec l’allemand est très étroite : verbes à
particules séparables, inversion dans les propositions subordonnées.
A noter que le néerlandais a laissé au français tout un
vocabulaire maritime : matelot, bâbord, tribord, bac, affaler,
etc.
Mes
rudiments de néerlandais ont longtemps résisté à l’oubli car un
autre objectif m’a stimulé jusqu’à la fin du siècle :
j’ai fait fin 1997 une mission de coopération en Namibie, tout au
nord, à Rundu, sur le fleuve Okavango, tout près de la frontière
angolaise, là où le pays lance une longue antenne vers l’est,
coincée entre Angola, Botswana et Zambie.
Je
devais y former en gestion des femmes commerçantes peu ou pas
alphabétisées sur le marché couvert de Rundu, récemment construit
avec l’aide de la coopération luxembourgeoise et inauguré en même
temps que mon séminaire par le Prince Guillaume, le plus jeune fils
(aujourd’hui, le plus jeune frère) du Grand-Duc.
Alors,
pourquoi le néerlandais en Namibie? Vu de
loin, le choix linguistique y était délicat. Sans parler de
l’ovambo qui est le dialecte local le plus répandu et que je me
voyais mal apprendre, trois langues européennes pouvaient être
choisies pour corser mon séminaire de quelques phrases mettant
mon groupe bien à l’aise et emportant sa bienveillance et sa
motivation à apprendre: l’allemand, l’anglais et le néerlandais.
Dans cette ancienne colonie allemande jusqu’en 1918, l’Institut
Goethe restait très actif et l’allemand faisait un bon score mais
essentiellement dans l’élite. L’anglais n’était pas aussi
vigoureux que l’allemand au moment de l’indépendance en 1989
mais avait été choisi comme langue officielle pour favoriser
l’ouverture sur le monde et le développement économique.
La
langue européenne la plus parlée en Namibie, aussi bien chez les
blancs que chez les métis était l’afrikaans, langue des Boers
sud-africains, calvinistes d’origine hollandaise ou française
fuyant l’Europe et ses persécutions religieuses. A noter que c’est
avec l’anglais la langue officielle en Afrique du sud. L’afrikaans
est un néerlandais qui a évolué mais qui reste compréhensible par
des néerlandophones en prêtant une certaine attention. J’avais
donc particulièrement étudié le vocabulaire néerlandais de la
gestion et même préparé des transparents rétroprojetables en
néerlandais.
Peine
perdue, j’ai dû faire une révision déchirante au dernier
moment : dans mon groupe, quatre femmes comprenaient l’anglais,
aucune l’afrikaans et douze…le portugais ! Il s’agissait
de réfugiées angolaises fuyant la guerre civile interminable de
leur pays. Les souffrances, la nécessité les avaient rendues
particulièrement actives et volontaires. Pendant une semaine, j’ai
fait un séminaire bilingue, sautant du portugais à l’anglais.
C’était épuisant. Peu à peu le portugais l’a emporté :
mes participantes lusophones m’adoraient mais les anglophones
faisaient de plus en plus grise mine (même au fin fond de la
brousse, les anglophones n’ont pas l’habitude d’être deuxième
langue !). Le comble a été atteint lorsqu’une participante
anglophone bien noire m’a dit : « Please, speak
white ! »… J’ai rangé pour toujours mon néerlandais
dans mes archives.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerMerci ,voici un superbe partage .D'abord les souvenirs affluent : Les Hollandais et les Belges , nous en avons reçus dans notre bourg cauchois de Bacqueville en Caux.Ils ont passé la nuit,épuisés,par terre, juste sur des couvertures,mais bien heureux d'être à l'abri.J'ai souvenance de beaucoup de sandwiches et de verres d'eau pour étancher la soif des ces gens apeurés.
RépondreSupprimerA cette époque, j'ai appris la géographie par les plaques d'immatriculation: d'abord les hollandaises, puis les belges, puis le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme... Il était temps, à notre tour, de prendre le large...
SupprimerJe ne sais pas pourquoi nos plaques d'immatriculations ne sont plus informelles.On a le droit d'y inscrire le département de son choix, sans doute...mais ça fausse les données.Je me souviens ,dans les terrains de camping, nous recherchions, instinctivement, les normands de notre coin ...
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